Un contrat à clause particulière
Il était jadis un homme qui possédait beaucoup de moutons et qui avait pour habitude de louer chaque année les services d’un nouveau berger auquel il posait des conditions impossibles. Il lui disait par exemple :
-Si tu te mets en colère ou te plains de mes agissements ou de mes paroles, tu ne mériteras pas ton salaire et je te casserai la jambe. Pour ma part, je ne me fâcherai pas, quoi que tu dises ou fasses. Si je le fais, tu seras libre de me casser la jambe. Si une année entière s’écoule sans que tu te fâches, tu pourras prendre la moitié des moutons.
Le propriétaire exigeait également de chaque nouveau berger de porter sa mère, qui était très âgée, pendant qu’il surveillait les moutons :
-Tu devras également emporter avec toi une outre pour lui donner régulièrement à boire, un coupe-coupe pour détacher les branches pour les moutons et une perche pour leur faire tomber les feuilles d’arbre et les fruits. Tu devras aussi mener en laisse pendant toute la journée ce chien féroce. Le soir, ton dîner consistera en une cuillerée de lait caillé. Si tu acceptes mes conditions, je te donnerai la moitié de mes moutons à la fin de l’année.
Le propriétaire demandait le premier soir à chaque nouveau berger : -Comment s’est passée ta journée ? Les bergers se plaignaient systématiquement d’avoir dû porter la vieille femme dont l’odeur nauséabonde leur occasionnait des saignements de nez. Ils se plaignaient également du chien récalcitrant. L’homme ordonnait alors à chaque berger : -Tends donc ta jambe ! Le berger la tendait et l’homme la lui cassait. Il agit ainsi avec beaucoup de bergers.
Un jour, un jeune homme très volontaire décida de venger les bergers du méchant propriétaire. Il se présenta à lui en tant que berger avec la ferme intention de lui casser la jambe et de lui rendre ruse pour ruse car il ne pouvait s’en tirer tout le temps de cette manière. Le propriétaire lui annonça :
-J’ai des conditions qu’il faut que tu acceptes avant que nous fassions le contrat.
-Et quelles sont ces conditions ?
-Tu devras porter ma mère sur ton dos pendant que tu surveilles les moutons, prendre avec toi un coupe-coupe pour couper les branches pour les bêtes et une perche pour leur faire tomber les feuilles et les fruits. Tu devras également prendre une outre remplie d’eau pour donner à boire à la vieille dame et mener en laisse ce chien méchant et récalcitrant. Si tu te plains de l’une de ces conditions, si tu laisses échapper un seul mot, je te casserai la jambe. En contrepartie, tu es parfaitement en droit si, de mon côté, je me plains de ton comportement, de me casser la jambe.
-Je suis parfaitement d’accord, s’empressa de dire le jeune homme.
Le lendemain matin, il conduisit les moutons vers le pâturage en portant la vieille femme sur son dos, en tirant la laisse du chien et en portant l’outre et le coupe-coupe sur son épaule. Mais dès qu’il se fut un peu éloigné, il fit descendre la vieille dame, lui donna des coups de fouet jusqu’à ce que le sang coule de son nez et lui ordonna :
-Marche sur tes deux pieds et surveille les moutons. Et gare à toi si tu te reposes un seul instant !
Puis il tua un mouton et rôtit sa viande, s’assit à l’ombre d’un arbre, suspendit l’outre à l’une de ses branches, attacha le chien au tronc et passa la journée à manger les meilleurs morceaux de viande et à boire l’eau fraîche. Au coucher du soleil, il ordonna à la vieille femme de porter la peau et les restes du mouton et de conduire les bêtes vers le campement. A leur arrivée le propriétaire s’empressa de lui demander :
-Comment s’est passée ta journée ?
-De la meilleure façon possible. Ta vieille a passé la journée à garder les moutons. Quant à moi, j’ai tué l’une de tes meilleures bêtes et me suis régalé de viande et de graisse sous des arbres ombrageux après avoir attaché le chien à un tronc. Je te rapporte là les restes du mouton. Cela te met-il en colère ?
-Pourquoi serais-je en colère parce que tu as torturé ma mère et tué l’un de mes moutons ?
-Tu finiras par te mettre en colère. Attends donc un peu !
Le deuxième jour, le berger fit sortir les moutons ; lorsqu’il s’éloigna un peu il enjoignit à la vieille femme : -Fais le même travail qu’hier sinon je me charge de mettre un terme à ta vie déjà si longue. Puis il tua le chien, jeta au loin l’éventail, brisa le coupe-coupe, déchira l’outre et égorgea un mouton très gras. À son retour, après le coucher du soleil, le propriétaire vint à sa rencontre et lui demanda :
-Comment était ta journée ?
-Excellente, mais elle ne s’est pas exactement passée comme celle d’hier car j’ai tué le chien, brisé le coupe-coupe, jeté l’éventail et éventré l’outre. J’espère que cela ne te met pas en colère ?
-Pourquoi serais-je en colère parce que tu as tué ton chien, brisé ton coupe-coupe, perdu ton éventail et détruit ton outre ?
-D’accord, mais tu finiras par te mettre en colère, je te le garantis.
Le troisième jour, le berger conduisit le troupeau vers les siens et leur en donna la moitié pour en vendre une partie au marché de la ville et consommer l’autre. Il revint le soir avec le reste des bêtes et fut accueilli par le propriétaire qui lui demanda :
-Comment vas-tu ?
-Très bien. J’ai conduit les moutons vers les miens pour qu’ils en vendent et en consomment puis j’ai passé une excellente journée. J’espère que tu n’es pas en colère ?
-Pourquoi serais-je en colère parce que tu as conduit la moitié de tes moutons vers les tiens et passé la journée à torturer ma mère ?
-D’accord, mais cela ne fait que commencer ! Tu verras que tu te mettras bientôt en colère.
Le quatrième jour, le jeune berger égorgea dix moutons et fit sécher leur viande. Il installa ensuite la vieille femme sous le soleil brûlant, attacha le reste des moutons les uns aux autres, tua un onzième mouton et passa la journée à en choisir les meilleurs morceaux. Le temps s’écoula rapidement pendant qu’il profitait de l’ombre des arbres qu’il avait couverts avec la viande à sécher. Au coucher du soleil, il se dirigea vers le campement, repu et désaltéré, se dandinant à gauche et à droite tellement il était content de lui-même et conduisant la vieille femme à qui il donnait régulièrement des coups de fouet sur les épaules et le dos. Il n’avait plus en sa possession que quelques rares moutons.
Le propriétaire lui demanda :
-Quelles sont les nouvelles aujourd’hui ?
-Très bonnes ! Je me porte parfaitement bien et j’ai tué dix moutons dont j’ai séché la viande afin de l’apporter aux miens qui s’en serviront pour accompagner leur couscous. J’ai tué un autre mouton afin d’en manger la viande moi-même car j’ai besoin de prendre des forces pour être en mesure d’accomplir mes multiples tâches. Il faut dire aussi que je ne peux me passer de méchoui. Je me suis également occupé toute la journée de la maman ; c’est vrai que je ne lui ai pas donné de viande car je n’avais tué qu’un seul mouton, mais comme j’avais peur qu’elle n’attrape froid, je l’ai attachée sous les rayons du soleil avec les moutons. J’espère que je ne t’ai pas mis en colère avec tout cela ?
-Et pourquoi donc me mettrais-je en colère pour la simple raison que tu as tué onze de tes moutons, ligoté les autres et fais souffrir ma mère au soleil ?
-Dis ce que tu veux mais je vais te faire voir !
Le lendemain, le berger sortit avec le reste des bêtes, les tua toutes et donna un coup de pioche à la vieille femme qui tomba morte. Le soir, il rentra en rapportant uniquement une outre. Le propriétaire l’interrogea :
-Qu’as-tu à nous raconter aujourd’hui ?
-Que de bonnes nouvelles ! J’ai fait travailler le couteau en égorgeant tous les moutons. Puis je me suis dit que cela ne ferait pas de mal de fendre en deux la tête de la vieille femme, ce que j’ai fait avec ma pioche.
Le berger se tourna alors vers son interlocuteur et remarqua que son visage était tout congestionné. Il lui demanda :
-Es-tu affligé et effrayé ?
Mais l’homme fit un effort :
-Pourquoi serais-je affligé parce que tu as éliminé ma mère et mes moutons ?
-Tu seras bientôt affligé car j’ai encore plus d’une corde à mon arc.
Ils dormirent cette nuit-là et le propriétaire se réveilla au son du couteau que le jeune homme était en train d’aiguiser. Il se demanda :
-Que compte faire ce malheureux avec ce couteau ? Il l’a utilisé pour décimer mon troupeau et tuer ma mère. Il ne m’a rien laissé du tout. Mais il n’osa l’interroger de peur que le jeune homme ne lui dise : -Voilà que tu es affligé et effrayé ! Tends donc ta jambe pour que je la casse comme nous en avons convenu. Plus tard, le berger s’endormir. Le propriétaire se glissa au dehors à la faveur de la nuit et s’enfuit en compagnie de sa femme et de son fils.
Le lendemain, le berger découvrit leur absence et s’exclama : -Maudit soit son père ! Il a fui de peur d’exécuter ma condition. Puis il se lança à leur poursuite. En milieu de journée, il parvint à un puits isolé qui avait été creusé dans une contrée déserte afin de servir aux voyageurs et aux caravaniers. Le berger rattrapa les fuyards au niveau du puits et s’adressa à l’homme :
-Peut-être es-tu affligé ?
-Je ne suis pas du tout affligé et je me suis simplement arrêté ici pour puiser de l’eau.
-Laisse-moi t’aider.
-Je n’ai nullement besoin de ton aide.
-Si tu ne me laisses pas t’aider à puiser l’eau, c’est que tu es vraiment en colère.
L’homme lui passa la corde et le seau à puiser l’eau et le berger les fit tomber dans le puits. La femme s’appuya alors sur le rebord du puits et s’exclama : -Comme il est profond ! Le berger la poussa dans le puits ; son fils accourut en criant : -Ma mère est tombée au fond du puits ! Le berger le poussa à sa suite et se tourna vers l’homme :
-Et maintenant, es-tu affligé et en colère ?
-Oui, je suis à bout, attristé et désespéré ; je suis même fini. Maudit soit le jour où je t’ai connu !
Le berger se contenta de lui dire : -Tends donc ta jambe que je la casse !
[1] Source : Daber (Tagant).