Gara, voyageur temporel

Gara, voyageur temporel



Les équipes de l'Institut d'archéologie de la pensée humaine visitaient les tombes à la recherche de vestiges enfouis des consciences disparues. En cette saison, les fouilles étaient menées à Ghallawiya, dans le nord du Barzakh.


Des squelettes avaient déjà été mis à jour, à une profondeur variant entre soixante-dix et cent mètres par rapport à la surface du sol. Ils étaient tous en très mauvais état. Le plus souvent, les os tombaient en poudre dès leur mise à jour, au moindre souffle de vent, au plus léger coup de pinceau. Pour cette campagne, il ne restait plus qu'un seul squelette à dégager, au sommet de la montagne.


On creusa soixante-quinze mètres pour l'exhumer. Il était là isolé, comme une butte-témoin, lustré par l'érosion du temps, le crâne ceint d'une couronne de sable fin jaune-clair hétérogranulaire. Les chercheurs les plus chevronnés se penchèrent sur lui avec autant d'intérêt que de perplexité, entraînés par leur désir de lire la pensée de cet être surgi du néant. L'examen biocristallographique préliminaire révéla des traces de myéline sous forme de cristaux solides. 


Les cristaux de myéline renferment des copies partielles que l'on nomme "transcripts" et qui contiennent des informations sur la vitesse, l'amplitude et la fréquence des trains d'ondes de dépolarisation caractérisant l'activité des cellules nerveuses. Pour les révéler, il suffit de plonger les cristaux dans une solution aqueuse très concentrée d'ADN en double hélice. Le décodage de ces transcripts permet leur traduction en phrases écrites, exprimant le flux d'une conscience durant la phase typique de l'agonie. 


Au laboratoire de l'Institut, les cristaux furent soumis à l'analyse physico-chimique pour l'identification des copies partielles. Les transcripts obtenus furent mis en ordinateur pour les décodages syntaxiques et sémantiques. Quelques instants après, le texte commença à se dérouler sur l'écran.

 

010/K73X7886B1D8C54EB1BBE839252772BD015D19EF78BENMS. Barzakh/Ghallawiya/Gara.T936.CP.D.123456789101112131415161718… J'ouvris les yeux et les refermai aussitôt, ébloui par le soleil. Je m'assis et regardai tout autour. J'étais là, au sommet d'une falaise ocreuse, sans savoir qui j'étais, ni pourquoi j'étais là. Je n'avais ni faim ni soif et j'étais sans projet. Je me mis à descendre cette imposante barrière rocheuse aux couleurs sombres allant du noirâtre au violacé, rompant la monotonie des sables qui s'étendaient au nord comme au sud, jusqu'à l'horizon. Je fus rapidement dans la zone des dunes. J'errais sans but, d'un versant à une pente croulante, d'une pente croulante à un versant, ballotté entre les crêtes et les creux de cette houle énorme, sans rencontrer le moindre signe de vie. Pourtant aucun détail ne m'échappait, je pouvais voir sous toutes ses facettes le moindre grain de sable… Et voilà le premier signe de vie : un maigre genêt déchaussé, fortement agité par le vent et, sur l’un de ses rameaux, un asilide, un monstre plutôt ! À la suite de quelle catastrophe et par quelle mutation aberrante cet insecte a-t-il vu sa tête devenir si démesurée, ce troisième œil monstrueux lui pousser, sa trompe, s'allonger, s’allonger ? Ses antennes, d'un brun roux habituellement, étaient devenues noires et luisantes. Il avait perdu toutes les griffes de ses pattes et la couleur de son thorax avait tourné au vert métallique. Ses pattes d'un blanc d'ivoire enserraient fortement le rameau miraculeusement vert. Il tenta de s'envoler en déployant ses ailes vitreuses, très irisées, à nervures jaunâtres, mais sa tête disproportionnée, couverte d'une pruinosité d'un gris argenté, rendait ses efforts ridicules et vains. Ses trois yeux à facettes antéro-internes se dilataient. Violemment balancée au gré des vents, la jeune touffe de genêt, déjà fortement déchaussée, se trouvait perchée sur le fragile faisceau de ses quelques racines encore amarrées au sol mouvant. Chaque poussée des vents pouvait déraciner l'arbuste et projeter très loin l'asilide au milieu d'une nuée corrosive de grains de sable blanc et or, lui épargnant ainsi le pénible effort autonome de s'envoler. Mais la jeune touffe tenait toujours sur son perchoir, qui conservait encore son manchon de sable agglutiné autour des racines desséchées qui n'étaient plus qu'un tractus fibreux filiforme. Le mouvement de bascule s'accélérait, contraignant certaines racines à se plier en arceaux ; d'autres, tendues au contraire au maximum, monopolisaient de plus en plus les fonctions normales de la racine et le rôle mécanique d'ancrage… Une violente poussée de vent fit céder les arceaux d'aval et la touffe percuta violemment le sol. L'asilide, sonné, ne se laissa pas désarçonner de son rameau. Le genêt n'était plus relié au sable que par quelques racines d'amont, puis par une seule longue racine, rappelant curieusement l'amarre d'un navire au mouillage. 


Incapable de voler, l'asilide avait rangé ses ailes inutiles et collé son abdomen noir et luisant contre le limbe du rameau. Au bout de son amarre, la touffe oscillait toujours au gré du vent, dont elle enregistrait les variations directionnelles sur le sable tel un sismographe, jusqu'à ce que, violemment arrachée pour de bon, son amarre rompue, elle s'en fut au fil du vent, emportant l'asilide dans un tourbillon. Je levai la tête, pour suivre du regard la course folle de la touffe à travers les barkhanes frémissantes, et vis un mur de barbelés au pied d'une haute dune morte de couleur brun très pâle. Je marchai dans sa direction.


De la base de la dune, épousant sa pente raide, dépassant très haut son sommet et s'étendant tout le long, à droite comme à gauche, à perte de vue, une gigantesque muraille de barbelés fermait l'horizon comme une vision de fin du monde, émergeant des sables. Des panneaux régulièrement semés s'incrustaient dans le mur de fer comme des menaces terribles: une tête de mort sur deux tibias en noir sur fond blanc; une flamme au-dessus d'un cercle en noir sur fond jaune, une flamme en noir avec sept bandes verticales rouges sur fond blanc; trois croissants sur un cercle et plus bas une inscription en noir sur fond blanc; un trèfle noir et une inscription suivie d'une barre verticale rouge sur fond blanc; un trèfle en noir sur fond jaune, avec un mot suivi de deux barres verticales rouges sur fond blanc et d'une inscription; un trèfle en noir sur fond jaune, une inscription suivie de trois barres verticales rouges et d’une autre inscription sur fond blanc… Des médailles de ce genre ornaient toute la façade du mur de fer. 


Au sommet de la dune, une sentinelle se déplaçait dans une ronde interminable. Sous son casque, elle portait des lunettes de protection et un masque. Dans ses mains gantées, elle tenait un fusil de combat muni de baïonnette ; elle marchait lourdement, soulevant le sable à chaque pas de ses grosses bottes. D'autres sentinelles étaient visibles, à intervalles réguliers, sur toute la ligne de crête de la dune, trop haute et trop régulière pour être l'œuvre des forces naturelles du désert. Sur le versant, affleuraient çà et là des squelettes humains… Je sentis contre ma tempe un bruit sec qui irradia simultanément dans tout le cerveau et je m'écroulai sur le sable, la face en avant.

 

Quand je me réveillai, j'étais attaché sur une chaise dans une pièce vide. Je devais me trouver sur une hauteur, car je vis, en contrebas, à travers la vitre fermée devant moi, des cordons dunaires qui surplombaient une dépression libre très plate. Puis, je distinguai d'immenses hangars qui semblaient sculptés dans le sable de la dépression dont ils avaient reproduit la couleur exacte. Une large bande noire descendait le versant et se ramifiait au niveau de la dépression. Elle était empruntée par des fourmis rouges badigeonnées d'inscriptions fluorescentes... Deux hommes étrangement habillés entrèrent dans la pièce, ils parlaient et gesticulaient en me menaçant. Je ne comprenais rien à ce qu'ils disaient. Ils se mirent à me frapper violemment et me firent rouler sur le sol avec la chaise. Puis ils me firent avaler de grosses capsules au goût salé qui faillirent me rester en travers de la gorge et me laissèrent à demi conscient. 


Les gigantesques fourmis grouillaient toujours, malgré la tombée de la nuit. Maintenant, sous les puissants projecteurs, elles avaient les yeux illuminés. Je pus dormir ce soir-là et je rêvai de moi voyageur temporel, je descendais du sommet de la montagne, en quête d'une humanité meilleure. Je savais que c'était ma dernière chance, que ma quête se terminait ici, que c'était là que je devais mourir de mort véritable, conformément au pacte convenu avec aI-Khadir. 

 

Un jour, on vint me prendre à l'aube. Les bâtiments bas couleur ocreuse s'étageaient sur le versant doux de la falaise, entre des éboulis de gros blocs ; ils étaient encore inondés par la lumière jaune des puissants projecteurs. Un portrait géant était affiché sur un panneau planté au centre du point rond. Le visage très sombre respirait la férocité. Les yeux enfoncés derrière des sourcils trop proéminents avaient les sclérotiques rayonnantes, comme ces prothèses dentaires à base d'uranium. Le nez plat avec d'immenses narines était retroussé, empêchant les lèvres épaisses de se toucher, ce qui figeait le visage dans un perpétuel sourire hideux. Au bas du portrait figurait une inscription que je ne pus déchiffrer. 


On me mit dans une autre cellule dont les murs étaient parsemés de miroirs sombres et épais encastrés qui parlaient et montraient des images. Je compris plus tard qu'on m'y apprenait la langue. J'y restai des jours, des semaines ou des mois, je ne le sus jamais, j'y avais perdu la notion du temps, sans horloge, sans visite et sans repas réguliers. Une fois, en rêve, je revis le portrait gigantesque au milieu du point rond et j'y reconnus mon descendant. Quand je sortis de ma cellule, j'en savais beaucoup sur cette maudite langue qui commençait à me rendre fou. Le camion qui m'emmenait passa par le point rond. Je pus cette fois déchiffrer l'inscription au bas du portrait : "Son Excellence Tangalla O. Dondedieu, Président de la République démocratique du Barzakh". 


Je me retrouvai avec un codétenu, en plus mauvais état que moi et plus déprimé. On nous passait et repassait le même programme vidéo. Je demandai pourquoi on nous gavait de tant d'images et de paroles inutiles. L'autre me répondit qu'on sera intégrés aux équipes et obligés de travailler, qu'on finira notre vie dans les entrepôts ! Le matraquage vidéo continuait. Le même programme recommençait indéfiniment et la même bande sonore se déroulait : "…Imdel, l'un des centres de stockage des déchets toxiques et produits dangereux de la République démocratique du Barzakh. Tous ces centres sont construits dans le Grand Désert. Ce vaste territoire est un univers de sable formé de paysages très divers : dunes vives enchevêtrées, d'accès difficile, séparées et non rectilignes, dépressions de piémont libre de sable qui séparent les escarpements des massifs dunaires, plateformes tabulaires et escarpements, petites vallées, plateaux isolés par l'érosion et couronnés par une table de roche dure, calcaire ou gréseuse ; zones d'épandage tapissées d'alluvions argilo-sablonneuses, inselbergs à profil conique, dépressions inter dunaires en forme d'entonnoir, défilés, cluses, petits mamelons de sable, placés en flèche sous le vent, derrière des buissons ou derrière des buttes rocheuses, balises plus ou moins importantes. Vastes regs caillouteux ou recouverts d'une mince pellicule de sable qui, au coucher du soleil, font la jonction entre le ciel et la terre ; promontoires rocheux, couloirs à fond de sable dominés par les dunes... Cette région, l'une des plus arides de la planète, est un espace magique cruel pour les hommes. On y enregistre des températures très élevées, dès le début du mois d'avril on peut relever régulièrement des températures de 90 degrés à la surface du sol, en milieu de journée. Les vents, toujours chargés de sable, soufflent en permanence, quelle que soit la saison ; le plus célèbre de ces vents est l'harmattan, vent saharien d'est-sud-est qui active le mûrissement des dattes en juillet. Ne survivent dans ce rude milieu que les plantes et les animaux qui, de génération en génération, sur des milliers d'années, ont réussi à s'adapter à cet environnement cruel. Les belles antilopes addax, les mieux adaptés des ongulés à la vie du désert, vivaient et prospéraient dans les immensités sablonneuses du Grand Désert où une civilisation humaine, celle des N’madis, avait pu se créer grâce aux revenus que ces populations en tiraient. La clairvoyance de notre Président bien-aimé, son Excellence Tangalla O. Dondedieu, a permis de rentabiliser cet espace jusque-là inutile. Des centres de stockage des déchets toxiques et produits dangereux y sont maintenant ouverts pour le plus grand bien de la communauté internationale ; ils constituent pour notre pays une importante source de devises. 


"La construction et le fonctionnement de ces centres respectent scrupuleusement les normes de sécurité internationales. Les entrepôts construits en dur ont les fenêtres équipées de barreaux de fer. Les murs extérieurs sont revêtus d’acier ; les murs de séparation internes, conçus pour empêcher la propagation d'un incendie dépassent du toit d'un mètre environ ; ils sont renforcés de pilastres et indépendants de la structure qui leur est accolée, pour éviter un effondrement en cas d'incendie. Les conduites et les câbles électriques qui les traversent sont placés dans des coquilles en sable ignifuges. Les portes coupe-feu se referment automatiquement en cas d'incendie, grâce à des joints fusibles, activés par les flammes ; le câble relié aux joints fusibles passe à travers l'anneau du contrepoids et le rail incliné assure la fermeture automatique des portes qui comprennent des sorties de secours dont la résistance au feu est équivalente. 


"Les pictogrammes, en rouge sur fond blanc, en blanc, jaune et rouge sur fond bleu, en blanc sur fond bleu et en noir sur fond blanc, spécifient l'interdiction de fumer, indiquent l'emplacement du matériel de secours, celui des téléphones et des issues de secours. Les règles de sécurité sont affichées. Les sorties de secours sont clairement marquées comme telles et aménagées conformément aux règles fondamentales de sécurité, pour permettre une sortie facile en cas d'urgence. Elles sont conçues pour pouvoir s'ouvrir facilement dans l'obscurité ou dans une fumée dense et équipées de barres d'ouverture. Elles permettent de s'échapper de l'entrepôt dans trois directions. Leurs accès sont balisés par les lignes et les flèches noires sur fond jaune et protégés par des poteaux peints dans ces mêmes couleurs, qui empêchent qu'elles soient bloquées. 


"Les planchers imperméables aux liquides sont lisses sans être glissants et ne présentent aucune fissure, ce qui facilite le nettoyage. Ils sont entourés de seuils surélevés pour contenir les fuites et l'eau contaminée, utilisée pour lutter contre les incendies. Les plans inclinés, dont la pente n'excède pas 1 pour 50, sont construits en travers des accès extérieurs, l'arête du plan incliné se trouvant à l'extérieur de l'entrepôt. Des murets supplémentaires sont placés de chaque côté du plan incliné pour assurer la complète rétention des liquides. Des panneaux de ventilation, dont l'ouverture représente 3 % de la surface au sol, sont aménagés dans les toits ; ils s'ouvrent automatiquement en cas d'incendie pour évacuer la fumée et la chaleur, ce qui permet de mieux discerner le foyer de l'incendie et de retarder sa progression. 


"Les déchets et produits dangereux entreposés dans les mines, en plein air, sont soigneusement sélectionnés à cause de leur exposition à des températures élevées qui peuvent entraîner une dégradation thermique. Pour éviter la contamination de la nappe phréatique, le sol de l'aire d'entreposage a été revêtu d'une couche imperméable résistant à la chaleur. Les conteneurs sont calés et entreposés verticalement sur des palettes. 


"Lorsqu'ils arrivent au Centre, les produits sont identifiés par le connaissement et l'étiquetage. Le fournisseur remet les fiches de données de sécurité. On vérifie ensuite, sur la base des informations reçues, la quantité et l'état des produits. Le convoyeur présente la fiche de transport, où sont mentionnés le nom de la compagnie de transport, son adresse et son numéro de téléphone, le nom du produit transporté, les risques principaux, les précautions à prendre et les mesures en cas d'accident ou de fuite. 


"Le stockage se fait suivant un plan de magasinage défini en fonction de la nature des produits à entreposer. Un espace libre est toujours ménagé entre les murs extérieurs et les marchandises les plus proches ainsi qu'entre les gerbages, afin d'assurer la ventilation et de laisser l'accès libre aux contrôles et aux pompiers. Les produits sont disposés de telle sorte que les chariots élévateurs et autres engins de manutention, ou les véhicules de secours, puissent circuler librement. Les allées et les encoignures sont élargies pour diminuer les risques de détérioration des marchandises en stock. Les allées, les passages et les voies ménagées pour les chariots élévateurs sont délimités par les marques au sol et interdits aux piétons pour éviter toute obstruction ou accident corporel. La hauteur de gerbage s'arrête toujours à trois mètres. 


"Le plan, affiché à l'entrée de chaque entrepôt, met en évidence les risques encourus dans chaque section ; il indique le numéro de sous-section pour chaque cellule distincte, l'emplacement et la quantité de produits ou groupes de produits entreposés et les risques qu'ils présentent, l'emplacement du matériel de secours et de lutte contre l'incendie, des accès et des issues de secours. , vous notez au bas du plan, en grosses lettres rouges qu'il est formellement interdit au personnel de manger, de boire et de fumer dans les zones de travail.  


"Maintenant, vous voyez la zone rocheuse du revers qui s'étend sur une bande large de plusieurs kilomètres, c'est la zone la plus radioactive. Là ont été forés des puits profonds pour l'enfouissement des déchets radioactifs vitrifiés. Vous pouvez remarquer que, par endroits, les roches se sont fendues sous l'effet des puissantes sources de chaleur logées dans leur sein ; mais ces fissures sont colmatées régulièrement. 


"En quittant la zone d'entreposage, les employés passent obligatoirement par les vestiaires de décontamination, avant de prendre le téléphérique pour la cité. Les vêtements de travail et les équipements spéciaux de protection individuelle sont décontaminés et laissés dans les vestiaires jusqu'à la prochaine reprise du travail…"       

— Hein ? 

  • C'est quoi ton nom ? me demande l'autre. 

Les hommes qui sortaient des vestiaires pour prendre le téléphérique n'avaient, en apparence, plus rien de commun avec les créatures sinistres qui y étaient entrées. Masques, gants et bottes étaient tombés. Les lourdes combinaisons blanches avaient cédé la place aux amples boubous bleus en coton richement brodés. Les visages nus exprimaient en mille nuances les peines du genre humain ; leur teinte, pâlie par les masques, conservait malgré tout son fond cuivré. Beaucoup avaient les traits tirés, chiffonnés, communs dans les pavillons de cancéreux. Les regards exprimaient la résignation à la peine et à la mort. "... Tout manquement aux règles et consignes de sécurité sera sévèrement puni !" Il répéta la même question. Je répondis que je ne savais pas. 

— Peut-être n'ai-je jamais eu de nom ; peut-être aussi que j'en ai eu, mais alors j'ai dû l'oublier. 

— Dis donc ! T’es bizarre toi ! Tu n'as pas de nom... et d'où viens-tu ? 

— Je ne sais pas... 

— Tu te fous de moi ou quoi ? 

— Non, je t’assure ! Moi que tu vois, normalement constitué et d'apparence beaucoup plus âgé que toi, je ne sais pas qui je suis ni d'où je viens ! Tout ce que je sais de moi c'est que j'ai ouvert les yeux il n’y pas longtemps de cela, et il me sembla bien que ce fût pour la première fois. J'avais regardé autour de moi, j'étais au sommet de la falaise. Je ne savais pas qui j'étais ni pourquoi j'étais là. Alors j'étais descendu vers la région des dunes et j'errais sans but quand je tombai sur les barbelés du Centre… 

Sur l'un des écrans le programme avait recommencé une énième fois : "... Imdel, l'un des centres de stockage des déchets toxiques et produits dangereux de la République démocratique du Barzakh... " 

— Tu me crois ? 

— Non ! Je ne peux pas croire une histoire pareille ! Ou alors tu es malade, tu es atteint d'amnésie ! 

— Et toi, qui es-tu ? Pourquoi tu es là ? 

— Moi je viens de Windcity, la capitale. Ils m'ont condamné aux travaux forcés. Ils m'accusent de sympathie avec les écologistes et d'avoir fourni des renseignements à Urgence Sahara. Mais ils m'en veulent surtout parce que je suis N’madi… 

— N’madi ? 

— Oui, les N’madis, les anciens chasseurs d'addax, ceux dont on parle dans le programme. Nous étions les maîtres du Grand Désert, nous vivions libres dans ces grands espaces magiques. Nous avions rejeté la technique et son monde, pour préserver notre espace. Mais, quand Tangalla prit le pouvoir, il signa un accord avec les Nations Unies et notre territoire fut classé zone internationale de stockage des déchets toxiques et produits dangereux. Nous fûmes tous déportés vers la côte ou dans d'autres régions du pays. Il y a longtemps que notre territoire a été transformé en poubelle internationale. Moi-même je suis né à Windcity, bien après la déportation. Aujourd'hui, la Terre est classée poubelle internationale et presque tous ses habitants ont, depuis longtemps, émigré vers d'autres planètes. La Terre n'est plus habitée que par les parias du système solaire qui sont livrés aux effets de la pollution et de la radioactivité. Chaque fois qu'ils en ont l'occasion, ils nous envoient pour le travail forcé dans les CSDTPD où personne n'a jamais survécu au-delà de deux ans !

— Mais c'est horrible ! Nous allons donc mourir ici ?

— De temps en temps, Urgence Sahara fait exploser une bombe dans un centre ou tue les convoyeurs d'un camion isolé. Mais tout cela est dérisoire, cela n'empêche pas Tangalla d'inaugurer un centre tous les trois mois ! 


Cette nuit-là je dormis d'un sommeil agité et quand arriva la phase du rêve, je recouvrai mon identité et ma conscience de l'outre-temps. Et je me mis à crier, à appeler de toutes mes forces le Passeur du temps : « "Al-Khadir ! Al-Khadir ! Dans quel pétrin m'as-tu mis ? Sors, moi d’ici ! Tu sais très bien que je voyage dans l'outre-temps à la recherche d'une humanité meilleure ; or celle-ci est pire que toutes ! Ne m'abandonne pas ici !" À force de pleurs, de cris et de supplications, il consentit à apparaître, toujours aussi informe derrière son halo vert : "Gara, aurais-tu oublié notre pacte ?" "Non, je n'ai rien oublié ! Mais je pensais que les hommes évoluaient vers le meilleur !" "Donc tu as choisi d'explorer le futur, et maintenant tu veux encore repartir. Tu ne passeras plus jamais dans l'outre-temps, tu mourras ici !" "Je veux repartir, quitter cette époque maudite ! Je n'avais jamais vu le mal de si près !" "Il n'y a plus de recours. Quel homme avant toi a eu la possibilité de vivre sa vie entre deux époques différentes si éloignées l’une de l’autre ? Tu n'as que ce que tu as mérité par ton ignorance et par ton orgueil. Tu ne peux éternellement vouloir échapper à ton destin, tu es condamné à vivre ton époque et à l'assumer. De toute façon, cette époque représente le visage ultime de la Terre. Si tu étais allé au-delà, tu aurais retrouvé la Terre réduite à un tas de cendres calcinées !" Et il s'estompa peu à peu avec son halo vert. "Non ! Attends ! Attends ! Al-Khadir ! Al-Khadir !" » 


Quand je me réveillai, je tremblais, j'avais la tête lourde, comme si elle était devenue de plomb. J'avais la langue pâteuse, la gorge collée. Le N’madi me tenait la main. 

— Qu'est-ce que tu as ? C’est qui la personne que tu appelais ? 

— Donne-moi à boire ... 

Il demanda encore : 

— Qui est la personne que tu appelais ? 

— Moi, j'appelais quelqu’un ? Quand ça ? 

— Mais tout de suite, tu m'as réveillé, tu criais : Al-Khadir ! Khadir, ou un nom comme ça. 

— Tiens, comme c'est étrange ! Je ne me souviens de rien ! 

— Toi, tu m’inquiètes ! Je t'aurai à l'œil !


Le lendemain, le contremaître vint nous chercher à l'aube. Il était armé, avait proféré les pires menaces à notre égard et avait dit avant de nous emmener : 

— Je vous conduis aux vestiaires où vous vous équiperez pour le travail ! Maintenant vous faites partie des équipes de jour, vous êtes affectés à la zone des mines. Allez, grouillez-vous ! 

Dans les vestiaires, nous fûmes parmi les premiers. Le contremaître nous indiqua deux armoires en fer pour ranger nos vêtements et nous fit passer sous une douche glacée nauséabonde, qui me fit des picotements sur la peau. Puis on nous donna à mettre les combinaisons blanches épaisses et lisses, on mit les lourdes bottes, les masques et les gants et on attendit accroupis sur un banc étroit. Les employés marchaient comme des somnambules, personne ne parlait. Certains semblaient souffrir atrocement, mais gardaient le silence. Puis tout le monde eut droit à deux grosses pilules amères, qu'on avala vite fait. Le contremaître avait lui aussi revêtu sa combinaison et ses autres équipements de protection individuelle. 


Le soleil trônait déjà sur le sommet de la falaise quand le téléphérique nous déposa. Nous étions trois, quatre avec le contremaître, dans la zone des mines, située dans la région rocheuse du revers. Le contremaître nous fit faire le tour des puits pour constater les fissures apparues depuis la veille. 

— Voici comment on va procéder ! dit le contremaître. Vous deux, nous montrant du doigt, le N’madi et moi, vous allez ramasser les blocs de rochers sur le versant là-bas, je dis bien les blocs, pas les petites pierres, et vous les mettrez dans le broyeur. Toi, tu conduis l'engin pour le broyage et la fusion des roches et tu orientes le pont pour bien verser la roche dans les fissures, pas à côté ! Allez ! Maniez-vous, bande de fainéants ! Je vous ai à l’œil ! 


En fin d'après-midi, quand les ombres de nos combinaisons eurent déjà escaladé le versant de la falaise, une alarme retentit de toute part pour annoncer la fin du travail de la journée. Dans les vestiaires, quand j'eus enlevé ma combinaison, je me tâtai, surpris de retrouver mon corps à l'état solide. On nous emmena vers la cité. Le téléphérique passait à côté du point rond. Je pus cette fois déchiffrer l’inscription au bas du portrait : "Son Excellence Tangalla O. Dondedieu, Président de la République Démocratique du Barzakh".


La cité d'habitation du personnel était construite sur l'un des sommets les plus élevés de la falaise, un ensemble de maisons basses en préfabriqué auquel on accédait par une ligne du téléphérique. Ce point culminant dominait le baten de sa corniche irrégulière, très peu homogène, démantelée par un réseau dense de diaclases et de cassures, en gros blocs quadratiques vernissés qui donnaient au paysage un aspect chaotique. On m'indiqua ma place dans le dortoir, un lit de camp placé à côté d'une armoire en fer, comme celle des vestiaires. Je me jetai sur le lit et restai un moment sans connaissance. Je sursautai au bruit d'une sirène. Je crus que c'était dans ma tête, mais je vis les autres se diriger vers la porte. Je les suivis à travers un long couloir qui conduisait à une porte ouverte, dont les grands battants étaient fixés à des rails. Au-dessus, une inscription lumineuse indiquait la fonction du lieu et à droite, devant la double porte, un petit tableau noir portait des écritures à la craie jaune : "Menu. Mercredi 20 décembre 2045. Soupe de potassium. Beefsteak et champignons sautés. Dattes d'Aghreijit". Je pris place sur un banc au milieu des autres. Deux serveurs bien nets et bien propres faisaient le tour des tables. L'un poussait un chariot avec des récipients fumants, l'autre servait la soupe avec une longue louche. Un des employés se mit à crier comme un forcené, prit son assiette pleine et la jeta au visage du serveur qui poussait le chariot. La sécurité vint l'emmener, le rouant de coups dans l'indifférence générale. 


À la sortie du réfectoire, la sécurité vint nous chercher, le N’madi et moi, pour nous conduire au bureau de l'Intendant. On nous fit patienter pendant une demi-heure. Nous étions assis sur des chaises à l'attendre devant sa porte, sans savoir ce qu'il nous voulait. Les deux hommes de la sécurité conversaient devant et semblaient nous ignorer, mais le gros chien sans laisse, couché à nos pieds, ne nous quittait pas des yeux et grognait au moindre mouvement. Quand la sonnerie au-dessus de la porte eut retenti, un des hommes de la sécurité nous fit entrer. Un petit homme à l'embonpoint remarquable, portant une culotte et une chemise kaki à manches courtes, nous tournait le dos. Il était debout entre le bureau et la longue table qui supportait des consoles et des claviers. Il avait la tête rasée de près et des bourrelets de graisse montaient sur sa nuque, jusqu'à la base du crâne. On pouvait voir derrière ses oreilles, logeant dans la chair, les bras de la monture de ses lunettes. La porte du bureau s'était déjà refermée derrière nous et l'Intendant nous tournait toujours le dos, manipulant ses claviers. Puis il se retourna en nous regardant par-dessus ses lunettes. Il avait le front bas et plissé, des yeux marron clair enfouis, presque sans sourcils. Son regard avait la même expression que l'écran de la console qu'il venait de quitter, et ses lèvres minces, pincées au-dessus de son double menton nu, exprimaient un souci bureaucratique. Il avait des taches rougeâtres sur le visage et plein de boutons sur le cou et la poitrine. Son ventre débordait entre les boutons de sa chemise trop courte et ses genoux se noyaient dans la chair de ses cuisses. Il avait les pieds nus dans des sandales en plastique. Il alla derrière le bureau, s'engouffra dans son fauteuil et nous fit un signe de la main. 

— Asseyez-vous, dit-il, en nous remettant des imprimés. Lisez-les avant de signer. Ce sont vos contrats de travail et d'hébergement. Vous êtes certes des condamnés, mais vous avez vos droits garantis par notre Constitution ! 

Je protestai : 

— Condamnés ? Mais moi je n'ai jamais été jugé ni condamné par qui que ce soit ! 

— Vous, vous êtes un cas spécial, vous avez été pris en flagrant délit... 

— Flagrant délit ? Mais qu'est-ce qu'on me reproche ? Qu'est-ce que j'ai fait pour être prisonnier ici ? 

— Vous vouliez saboter le Centre, vous avez été surpris à rôder autour de l'enceinte !

— Je vous jure que j'étais là par hasard ! 

— Je m'en fous ! Vous m'embêtez à la fin ! Je ne veux rien savoir ! Pour moi, vous êtes un prisonnier comme les autres. On ne peut tout de même pas vous juger sans savoir qui vous êtes et quels sont vos mobiles. L'enquête en cours le dira. Nous avons envoyé votre signalement à toutes les polices, puisqu'on n'a rien pu tirer de vous. En attendant, vous êtes prisonnier ici ! 

Le N’madi nous regardait en silence, désabusé, il avait déjà signé son imprimé sans le lire. 

— Moi je ne signe rien ! dis-je avec une assurance simulée. Je n'ai pas été condamné, je n'ai rien à signer ! 

On entendit la sonnerie, la porte s'ouvrit et les hommes de la sécurité entrèrent dans le bureau. 

— Reconduisez le N’madi au dortoir et faites passer celui-là dans la salle de contrainte ! 

L'un des hommes me prit violemment par le bras et, malgré mes protestations, m'enferma dans une salle vide avec plein d'yeux de verre sur les murs. Après un moment, je me retrouvai dans le noir. Puis des rayons lumineux multicolores convergèrent vers moi venant de tous les côtés. Mon cerveau se comprima et je ressentis un mal horrible dans ma tête que j'avais prise entre mes mains. Quelques instants après, les rayons s'estompèrent et la lumière revint dans la pièce. L'homme qui m'avait enfermé ouvrit la porte et je fus conduit de nouveau devant l'Intendant qui me tendit négligemment l'imprimé. 

— Signez ici, dit-il en posant son index sur le bas de la page. 

Je signai à la place indiquée.

 — Reconduis-le maintenant ! 

Au dortoir, il y avait de la lumière, mais je ne vis personne. Je regardai de tous les côtés, intrigué de ne pas voir les autres. 

— Ils sont partis, dit une voix derrière moi, du côté de la porte. Ils sont toujours au club à cette heure-ci. 

Je me retournai et je vis quelqu'un qui était à moitié debout, les jambes écartées, le dos plié en deux, la tête près du sol et les bras derrière tendus entre les jambes. Il se redressa pour se recourber vers l'arrière, le dos en arc, la tête en bas et les deux mains posées sur le sol, derrière les talons. Je lui demandai ce qu'il faisait là. 

— Je fais ma gymnastique quotidienne, une heure tous les soirs, avant de dormir ; ça complète mon heure de footing le matin ; rien de tel pour préserver la santé et l'équilibre de l'organisme. 

— La santé ? Et l'équilibre de l’organisme ? Ici ! 

Il se lança dans de longues explications que je ne pus suivre à cause de mon mal de tête. Il parlait toujours alors que j'étais déjà couché depuis longtemps dans mon lit. 

— Tu sais, tant qu'il y a la vie... etc.

Sitôt endormi, je recouvrai ma conscience de voyageur temporel : « J’ai donc bien changé d’époque ! Dix siècles, selon la date du tableau du menu ! Et pour en arriver là ! » Toute cette nuit-là, j'invoquais AI-Khadir, en vain. 


Le matin, avant le lever du soleil, nous étions dans la zone des mines. Les substances radioactives enfouies profondément sous les roches provoquaient chaque nuit de nouvelles fissures et nous roulions les rochers pour alimenter la fondeuse en vue de les colmater. En arrivant aujourd’hui, j’ai jeté un regard en contrebas. Les dunes en croissant fumaient à leurs sommets où se formaient de fins nuages de quartz. Le vent allait se lever. Plus bas dans le fond de la dépression, les gros porteurs rouges grouillaient dans tous les sens et des combinaisons blanches faisaient la navette entre les entrepôts et les camions garés devant. L'engin de forage était dans notre zone ; il creusait un puits profond dans la roche. Le contremaître nous empêcha de prendre la roche dégagée, nous obligeant à aller chercher les blocs de rochers sur le versant, plus loin, dans la zone d'éboulis. 


Un jour, l'Intendant me fit appeler et me remit une enveloppe. 

— C'est ta pension, dit-il, sans autres explications. 

Le soir, je pus aller au club pour la première fois. C'était après le réfectoire ; j'accompagnais le N’madi et d'autres détenus. On prit l'ascenseur pour descendre en sous-sol. Nous nous étions tous serrés pour arriver ensemble. Je suffoquais et je sentais des odeurs abominables, je toussais pour éloigner de moi l'idée de m'évanouir. Quand l'ascenseur eut fini par s'ouvrir, on se retrouva dans un hall entièrement couvert de miroirs. Quelques impudiques en profitèrent pour ajuster leurs vêtements, vérifier leur coiffure. D’autres n'osèrent pas regarder leur misère en face. J'entr'aperçus une tête grisonnante qui me sembla être la mienne. Puis une vitre s'ouvrit et on s'engagea dans un long couloir faiblement éclairé. Au bout, nous fîmes la queue devant un guichet automatique. Chacun mettait ses billets dans la machine qui lui remettrait un coupon en échange. Puis nous entrâmes un à un. Chacun introduisait son coupon dans la petite fente, à droite, indiquée par la flèche rouge, la porte s'ouvrait pour le laisser entrer et se refermait tout de suite derrière lui. Quand j'entrai, je restai un moment indécis, sans savoir dans quelle direction aller. La musique assourdissante avait négligé mes oreilles, pénétrant mon corps de partout et les graves frappaient mon cœur qui vibrait comme une cloche. Les vapeurs d'alcool, de tabac, de sueur et de meubles humides, longtemps enfermés, se mélangeaient pour donner à l'air ambiant sa note caractéristique, exilant l'oxygène dans un lointain arrière-plan, le réduisant à l'état de souvenir. Des lampes rouges et bleues distillaient une pénombre complice. Loin devant, des spots de toutes les couleurs pleuvaient en arcs-en-ciel sur un carré isolé où se pressaient en s'agitant quantité de corps aux formes indécises. Vers la droite, un immense bar déroulait en demi-cercle ses cristals et son zinc d'or, avec ses tabourets sur lesquels se tenaient haut perchées quelques silhouettes. Je sentis quelqu'un me prendre la main. 

— T'es nouveau ? On fait encore le timide ? Allez, viens mon renard du désert, on va te trouver une place ! 

Je suivais machinalement celle qui m'entraînait, sans avoir eu le temps de distinguer les traits de son visage. Sa chevelure noire, abondante, flottait sur ses épaules et me cachait son profil fuyant. Elle me fit asseoir dans un canapé profond, accolé à une table basse et, avant d'aller dans la direction du bar, murmura dans mon oreille quelque chose d'incompréhensible qui se confondit avec les sons de la musique. J'eus le loisir de la regarder plus attentivement, quand elle revint poser les deux verres pleins sur la table, en se laissant choir lourdement dans le canapé, en face de moi. 

— Excuse-moi, dit-elle un peu gênée. J'ai dû prendre du poids ici ... 

— Je n'ose pas te demander ton nom, j'ignore le mien... 

— Ce n'est pas grave. Moi, mon nom ici c'est Solyma. Le maquillage, sur son visage, n'était pas lourd et ses lèvres charnues ne manquaient pas de sensualité. Mais, au-dessus de son nez fin, ses grands yeux humides exprimaient une insondable tristesse. On eût dit des plages sur lesquelles sont venues se briser toutes les vagues de l'espoir. Elle fit un mouvement vers l'avant pour prendre son verre et je vis à son poignet droit un bracelet étrange qui avait un cadran avec au milieu une aiguille fixe baignant dans un liquide transparent et je remarquai, sous son décolleté osé, sa poitrine généreuse débordant sur la table. J'étais écœuré par la musique, une section rythmique rigoureusement anonyme, une ritournelle perverse qui évoquait sagement la bêtise humaine. Les arrangements des instruments, trop lourds, étouffaient la mélodie. Une voix, désespérément monocorde, bloquée sur une octave, débitait de courtes histoires absurdes, chantées à la première personne, construites sur des vers courts, très simples. Ce n'était qu'un fatras de brimborions, de chansons douillettes mal foutues et noyées dans la complaisance ... 

— Je déteste la musique d'ici ! dit-elle brusquement. 

Je m'étonnai de sa remarque. Aurions-nous eu les mêmes goûts ? Ou bien, se serait-il agi tout simplement d'une... 

— Et toi ? Tu ne sembles pas l'apprécier ! 

… manifestation du vieil instinct féminin qui pousse les femmes à ne montrer d'elles aux hommes que des masques vides, des fantômes sans âme, sous les vêtements et la parure ; une copie fidèle du mâle qui les approche, un simple miroir de ses rêves et de ses désirs? 

— Tu ne me réponds rien ? demanda-t-elle, en me prenant la main, dans un geste d'impatience et d'empressement. 

— Si, si… Je déteste ce fatras de brimborions qui évoque sagement la bêtise humaine ! 

Je remarquai qu'elle se délectait à mes paroles, prise d'un immense plaisir, comme si elle buvait dans ma bouche. J'eus un frisson inexplicable qui me souleva toute la peau. 

— Sortons, si tu veux ! Nous pouvons aller dans une autre salle du club. Tiens ! Pourquoi ne pas aller dans la salle de billard ? 

Dans la salle de billard, l'ambiance n'était pas au jeu. Un homme à la tête démesurée était debout sur la table. Il avait les yeux brillants d'un illuminé rongé par la fièvre de sa passion. Sa barbe noire, fournie et hirsute, lui descendait jusqu'à la poitrine, il portait un petit bonnet blanc brodé et gesticulait en parlant. Les gens se pressaient autour ; certains le tiraient par les vêtements et le menaçaient, d'autres lui riaient au nez, en lui lançant des injures. Quelques autres semblaient l'écouter attentivement, en voulant saisir le sens de ses paroles. Les cris des gens pressés autour de la table m'empêchaient d'entendre ce qu'il disait. Puis quelqu'un cria : 

— Mais taisez-vous donc ! Laissez-le parler ! 

Le vacarme diminua un peu et je pus entendre ce qu'il disait... 

—... Cycle d'occultation. Dieu a retiré sa preuve de cette terre où règnent la corruption et le mal. Mais le jour est proche où l'Imam de ce temps, le Mahdi, viendra pour exterminer les mauvais et réhabiliter les justes... 

— Nous n'avons pas besoin de ton Mahdi, cria quelqu'un. La roue du destin nous a tellement écrasés que nous n'attendons plus rien du Ciel !

— Oui, enchaîna un autre, s'il y a encore un espoir de salut, c'est de cette putain de Terre qu'il viendrait ! 

— De toute façon nous, on ne peut plus se payer le luxe d'attendre ! 

— Et qu'est-ce qui te dit qu'il viendrait ton type ? 

— Et quand ? Hein ? 

— Je vous jure qu'il viendra ! Il m'a parlé, je l'ai vu en rêve... Oui, je vous le jure ! Il ne se manifeste qu'à ses fidèles... Il m'a dit : "Cette terre a longtemps été livrée à la corruption et au mal et maintenant le temps des justes va commencer !"… 

— Ça va ! Ça va ! On l'a entendue ta salade, descends ! Laisse-nous jouer ! 

— Et quand est-ce qu'il a dit qu'il viendrait, ton messie ? 

— Quand le présent cycle finira… 

— C'est ça ! Quand la Terre se sera déjà consumée, happée par le Soleil ! 

— Oui, mais sois plus précis ! 

— Je ne sais pas... Dans cinquante ans... Cent peut-être... 

Alors un rire sonore, cristallin, impertinent, retentit du fond de la salle, faisant se retourner tout le monde. C'était une fille seule, debout, adossée au mur. 

— Oui, que je vous dis ! insista l'illuminé, nous sommes à la fin du douzième cycle d'occultation, le dernier ! Le temps cyclique va recommencer, inauguré par un cycle de manifestation de la Vérité et ce cycle commencera avec l'avènement du Mahdi… 

Il fut interrompu par l'arrivée de l'Intendant, entouré d'une douzaine d'hommes de la sécurité portant des casques en fer et brandissant leurs matraques. 

— Allez-toi descends de là ! Faites-le descendre ! Allez, écartez-vous ! 

— Vous êtes les soldats du Mal ! Les corrompus de la terre ! criait l'illuminé, en se débattant. 

— Vous pouvez penser ce que vous voulez, dit l'Intendant en s'adressant à l'illuminé, vous pouvez dire ce que vous voulez, on est une démocratie, nous ! Mais ne troublez jamais l'ordre public, sinon vous aurez affaire à moi ! Allez, amenez-le ! Foutez-le dans la salle de contrainte pour la nuit ! 

Et, s'adressant aux autres avant de sortir : 

— Pensez, dites ce que vous voulez, mentez, rusez, trichez, mais ne troublez pas l'ordre public ! Jamais ! 

Quand il fut sorti, les boules se remirent à rouler et les conversations devinrent plus feutrées. 

— Tu veux faire une partie ? me demanda-t-elle avec entrain. 

— Non, je n'ai jamais pratiqué ce jeu. 

— Allons nous asseoir ! 

On se mit à une table à côté de la fille au rire impertinent. J'étais de plus en plus intrigué par le bracelet. 

— Tu as un joli bracelet, dis-je, en caressant son bijou. 

— Ce n'est pas un bracelet, c'est ma boussole. Elle m'indique la direction des âmes justes. Tu es le premier homme de bien que je rencontre sur terre ! 

— Qu'est-ce que tu dis là ? 

Elle approcha son bracelet de mon visage. 

— C'est mon instrument de chasse, dit-elle. Je fais partie d'une tribu de chasseurs intergalactiques qui recherchent les âmes de justice. Nous vivons des conversations avec les âmes justes. Je vis, je respire et je me nourris de ce genre de conversations, qui ont pour moi la même importance vitale qu'ont pour vous l'oxygène, l'eau et la nourriture. Je suis comme ces êtres errant dans la nuit que vous appelez "vampires", mais mon sang à moi, ce sont les paroles qui sortent de ta bouche. Depuis des milliers de vos années, je voyage à travers un trou noir, d'un point à l'autre de la Voie lactée, mais les âmes justes sont si rares… 

— Des milliers d'années ! Mais tu en fais à peine trente ! 

— Je suis comme ces images du passé que vous voyez dans votre ciel et que vous appelez "étoiles", certaines ont mis des centaines de milliards d'années à parvenir jusqu'ici, leur voyage avait commencé il y a longtemps, parfois même avant la naissance de votre galaxie. Je te prends un exemple : regarde cette fille qui se trouve à trois mètres de nous, sur l'autre table, je ne la vois pas comme elle est maintenant, mais plutôt comme elle était il y a un centième de millionième de seconde auparavant, soit le centième d'une microseconde. Bien sûr, vous ne pouvez pas noter la différence à une échelle de temps pareille, mais imagine ce que cela donnerait à l'échelle cosmique… La dernière âme juste que j'ai rencontrée fut un exilé de Véga dans sa retraite sur Phobos… Puis, comme je comptais repartir à la recherche de quelque âme juste du côté de la Terre, j'avais séjourné à Lybia, au point 32 de la nomenclature de votre carte de Mars. Il y a là-bas un Centre d'études terriennes où je restai pendant six années martiennes, un peu moins de douze de vos années, pour étudier les civilisations et les langues de la Terre et m'y mettre en forme, pour ressembler aux terriens. Tu n'as pas idée de l'effort que cela demande, c'est comme si on était recréé une seconde fois ! Je fais toujours ces initiations et cette mise en forme préliminaire, chaque fois que je veux communiquer avec un être d'une civilisation nouvelle. Maintenant, parle-moi de toi, dis quelque chose ! 

Je lui contai tout ce que je savais sur moi, depuis ce jour, sur la falaise, où j'ouvris les yeux en plein soleil, pour la première fois, jusqu'à mon arrivée ce soir au le club. Il me sembla qu'elle savait plus sur moi que j'en savais moi-même. Je lui demandai de me prêter son bracelet en lui disant que cette boussole serait bien pratique, parce que la plupart des vies brèves clignotant à la surface de cette boule de silicate et de fer avaient depuis longtemps perdu le nord ! Mais elle m'expliqua que sa boussole était en interaction avec son énergie vitale et qu'elle ne fonctionnerait pas pour un humain. Quand on annonça la fermeture du club. Je lui dis que je la reverrais avec plaisir le lendemain soir ; mais elle s'excusa et se lança dans de longues explications pleines de nostalgie et de tristesse. 

— J'ai traversé tant de déserts galactiques à ta recherche, mais je suis obligée de repartir. Je ne peux pas m'abreuver à la même source deux fois… Tu vois, c'est comme si tu voyageais à travers un immense désert, vers une destination lointaine et que le temps te fût compté. Quand tu rencontres une source, tu t'arrêtes pour boire, puis tu repars. Tu ne peux pas rester à une même source, elle finira par tarir. Les âmes terrestres sont éphémères comme les sources du désert ! Oui, je suis obligée de repartir. Cette nuit avec toi m'a fait vieillir de plusieurs centaines d'années, tu ne peux pas savoir ! Je suis obligée de te quitter pour un autre lieu, une autre époque, à la recherche d'un sang nouveau, d'une autre source, d'une autre âme de justice. Mais, si tu souffres trop ici, je peux t'aider à sortir. 

— Et comment ! bien sûr que je veux sortir ! 

— Je vais te donner une de mes combinaisons. Quand tu la revêtiras, tu seras invisible et tu pourras sortir quand tu voudras. Mes vêtements - pas ceux que je porte maintenant pour le club, mais mes vêtements habituels sont des combinaisons avec casques, gants et chaussures incorporés qui sont faites avec un tissu spécial qui émet des radiations infrarouges. Quand je vis à mon rythme habituel, à 299.000 kilomètres par seconde, tu peux me voir enveloppée d'un rayonnement chromatique, car les radiations infrarouges émises par mes vêtements sur une courte longueur d'onde sont visibles. Par contre, si je portais l'une de mes combinaisons au rythme où nous vivons maintenant, ou même à un rythme plus rapide, mais trop inférieur à la vitesse de la lumière, tu ne pourrais plus me voir, car les radiations infrarouges de ma combinaison seraient devenues invisibles sur une plus grande longueur d'onde. 

J'acceptai d'essayer la combinaison, sans rien comprendre à toutes ces explications et sans trop croire à ses vertus miraculeuses. 

— À tout à l'heure, au dortoir, me lança-t-elle avant de sortir. 

Je lui répondis dis qu’elle était folle, qu'elle se ferait arrêter par la sécurité. 

— Ne crains rien, je porterai ma combinaison ! 

Nous sortîmes du club, chacun de son côté, par deux portes opposées. À peine étions-nous couchés dans le dortoir, les lumières éteintes, que je sentis une main étrange se poser sur moi et entendis la voix de Solyma dans mon oreille. Elle vint se blottir contre moi, colla sa bouche à la mienne et me supplia de lui dire quelque chose. Je murmurai dans sa bouche des paroles insensées, un délire dans lequel je ne me reconnaissais plus et qui me coupait le souffle. 


Quand peu avant l’aube elle décolla sa bouche de la mienne, j'étais épuisé, anéanti, comme vidé de ma propre parole. Elle me dit d'une voix changée : 

— Au revoir, j'espère te rencontrer de nouveau, dans une autre époque, et m'abreuver à ta source une seconde fois. Je t'ai apporté la combinaison, elle se trouve sous ton lit. 

Je ne lui répondis rien.  J'étais incapable de dire ou de penser quoi que ce soit : je n'avais plus de mots ! Je sentais ma langue et mon cerveau vidés, séchés, craquelés. Je restai au lit. Les autres avaient déjà fini de déjeuner et se préparaient pour aller au travail. Le N’madi vint me demander si je n'étais pas malade. Comme je ne répondais rien, il s'inquiéta et alla prévenir l'Intendant qui fit venir un médecin. Celui-ci diagnostiqua une simple fatigue, me prescrivit des remontants et une journée de repos. Quand le dortoir fut vide, je pris la combinaison sous le lit pour l'enfermer dans mon armoire : on ne sait jamais, les aspirateurs des équipes de nettoyage auraient pu l'avaler. Je restai toute la journée dans mon lit, les yeux ouverts, sans rien faire, sans rien penser. Et le soir, quand le N’madi revint de la zone des mines, plus malheureux que Sisyphe, je ne pouvais toujours pas parler. Il trouva quand même assez d'énergie pour s'apitoyer sur mon sort, à haute voix. 

— Le pauvre ! Il avait déjà perdu la mémoire et maintenant, il perd encore l'usage de la parole ! 

Je gardai le silence pendant plusieurs semaines, mais cela n'empêcha pas le contremaître de me faire rouler les rochers dans la zone de mines. À bien y voir d'ailleurs, peut-être bien qu'un Sisyphe muet eût mieux valu qu'un Sisyphe parlant. 


 Au bout de quelques mois, ne pouvant plus supporter la vie du Centre, je décidai de rechercher, dans les premières pousses de ma parole, les mots nécessaires pour parler au N’madi de mon projet d'évasion. Je ne savais pas où aller, le monde pour moi se limitait au Centre. Peut-être bien n'y avait-il que des centres comme celui-ci, partout. Il était inutile de sortir de l'un pour tomber dans l'autre. Il me fallait les conseils du N’madi. En ces jours-là, je fus incapable de retrouver le mot "combinaison" pour lui expliquer comment je comptais m'évader. En l'absence du mot pour la désigner, je voulus la lui faire toucher, mais il s'entêta. J'insistai à plusieurs reprises. 

— Regarde ! Touche ! Là ! C’est entre mes mains !

Mais il ne daigna même pas tendre la main pour toucher, il me regardait avec des yeux exorbités et finit par me prendre pour un fou. Au bout de plusieurs jours de discussions par gestes, ponctuées de mots rares et hésitants, il consentit à me donner l'adresse de Vala, une N’madia qui habitait à Touil, la deuxième station sur l'autoroute du Sud, en partant du Centre. 


Le lendemain matin, je restai dans mon lit attendant que tous les autres fussent partis. Quand je me retrouvai seul, j'ouvris mon armoire et enfilai prestement la combinaison de Solyma. Puis je sortis à pas feutrés du dortoir, ne faisant pas trop confiance aux infrarouges, mon souffle coupé, craignant qu'on me vît. J'évitais de passer trop près des employés et des agents de la sécurité. Je pensais qu'à tout moment, ces derniers allaient se retourner dans ma direction pour m'interpeller. Mais je réussis à parvenir jusqu'au téléphérique et à monter avec les autres, sans attirer l'attention. À la station des vestiaires, tout le monde descendit s'équiper pour le travail et je restai seul dans la cabine avec un agent de la sécurité qui se curait le nez avec ses dix doigts. Je pensais qu'il allait d'un moment à l'autre remarquer ma présence et me crier en me menaçant : "Hé, toi là ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Pourquoi tu n'es pas avec les autres ? Descends !", mais il m'ignorait toujours. Les autres remontèrent, entièrement occultés par leurs combinaisons sinistres, mais toujours visibles. Et le téléphérique reprit sa descente. Je vis trois hommes descendre à la station des mines, sans pouvoir savoir lequel était le N’madi et je continuai jusqu'à la zone des entrepôts. Je descendis et me dirigeai vers le camion le plus proche, stationné devant l'un des hangars. Ses deux convoyeurs remplissaient les fiches. Je me glissai par la porte de la cabine, restée ouverte et m'allongeai sur la couchette, derrière les sièges. Quand le déchargement fut terminé, les deux convoyeurs remontèrent et le camion se dirigea vers la sortie du Centre, au sommet de la falaise. 

— Je n'aime pas Imdel, dit celui qui conduisait, les employés ici sont trop compliqués ! 

— Oui, lui répondit son coéquipier, les gens ici sont trop cons. Moi, je préfère ceux du centre d'Aratane. Ceux-là au moins te sortent parfois quelques blagues sinistres !

À la sortie, le conducteur présenta son pass et la grande grille surmontée de barbelés s'ouvrit pour laisser le camion descendre l'autre versant, vers le large. 


J'étais toujours aussi inquiet. Je me disais que les convoyeurs pourraient me découvrir, qu'ils allaient remarquer ma présence au moindre de mes mouvements sur la couche juste derrière eux et m'assassiner sans témoin. Cependant, il fallait bien reconnaître que les infrarouges de Solyma ne m'avaient pas trahi jusqu'à présent. Je restais quand même inquiet. Peut-être le camion avait-il pris le sens opposé à celui de Touil. Et si on allait dans la bonne direction, allaient-ils s'arrêter à la station de Touil ? Et s'ils s'y arrêtaient, comment allais-je pouvoir descendre sans attirer l'attention… ? 


Le coéquipier s'était mis à ronfler et le conducteur avait un moment mis la radio, en captant une station périphérique qui diffusait des annonces ponctuées de musique… Puis, il mit le pilote automatique, inclina son siège au maximum jusqu'à m'écraser, et se vautra pour regarder une cassette porno… Plus tard, quand le coéquipier fut réveillé, ils se lancèrent dans des discussions interminables au sujet de leurs projets. 

— Moi, disait le coéquipier, j'ai amassé tous mes salaires pendant deux ans, mais j'hésite sur la meilleure manière de les faire fructifier. Je suis parfois tenté par le jeu, mais c'est trop risqué ! 

— Tu peux gagner gros si tu mises ton argent dans les courses de Mars… 

— Non ! Tu ne connais pas les bookmakers là-bas ! 

— Tu peux essayer la bourse ! 

— Je ne fais pas le poids, il faut avoir de grosses sommes. Non, je crois plutôt que je vais mettre mon argent dans un compte épargne. Il paraît que si tu y laisses une somme pendant quinze ans, sans y toucher, elle sera triplée ! 

— Et qu'est-ce que tu feras de tout cet argent, dans quinze ans ? 

— Je me marierai et je construirai une mignonne petite maison, avec un abri atomique ! 

— Quel veinard ! Je n'ai pas autant de chance que toi ! Je suis sans le sou et pourtant ma fiancée tient à ce qu'on se marie dans cinq ans, quand elle aura fini son tour de la Terre à vélo ! J'essaie de l'amener à changer d'avis, mais elle est têtue. Tu ne peux pas t'imaginer comme elle est têtue ma fiancée. Je lui répète sans cesse qu'on ne peut pas se marier dans cinq ans, parce qu'on n'aura pas encore gagné assez d'argent, mais el1e ne veut rien savoir ! D'ailleurs moi ce n'est pas l'argent qui me fait hésiter. Écoute ! Quand on se marie, c'est bien pour faire des enfants, n'est-ce pas ? 

— Oui, bien sûr ! C’est pour avoir des enfants et des petits-enfants qu'on dorlotera le soir, au coin du feu, sur nos vieux jours ! 

— Oui, mais tu vois, moi je ne veux pas faire d’enfants ! Et ça, ma fiancée ne peut pas le comprendre. À quoi bon faire des enfants dans un monde aussi dégueulasse, en plein dans cette poubelle internationale, et qui seront condamnés à souffrir et à mourir en forçats de la Terre, parmi les parias du système solaire, sans aucune issue possible ? 

— Tu es bien pessimiste ! Peut-être nos enfants ou nos petits-enfants trouveront-ils une issue aux impasses dans lesquelles nous les avons conduits… Mais quand j'y pense… peut-être bien que tu as raison… Notre responsabilité est trop grande… Putain alors ! Quel héritage! 


Vers le début de l'après-midi, le camion ralentit pour se garer dans une immense aire de stationnement, devant un bâtiment bariolé à enseignes changeantes et lumineuses. Une inscription gigantesque couvrait tout le haut de la façade : "Touil. Relais 24 heures". L'équipage était descendu et le chauffeur était derrière le capot ouvert. Toute l'aire était emplie du vacarme des moteurs tournants. Des camions se garaient, d'autres se dirigeaient vers la sortie pour regagner l'autoroute. Ceux qui étaient stationnés avaient les portières et les capots ouverts, avec un homme ou deux s'affairant autour. Je poussai la portière et sautai pour tomber lourdement sur l'asphalte. Le chauffeur leva la tête pour regarder de mon côté, mais finit par se replonger dans son moteur. Je quittai le camion sans me retourner. 


Le N’madi m'avait dit que la maison de Vala se trouvait derrière le fossé, à droite de l'autoroute, en sortant de Touil. Il avait même dessiné un plan sommaire sous l'adresse. Je cherchais la feuille dans la poche de ma combinaison, mais j'avais du mal à la trouver et la prendre dans ma main gantée. Puis je vis devant moi, sur le bord de l'autoroute, une grande plaque sur laquelle était écrit le mot "Touil" barré d'une bande rouge et, en regardant en avant vers la droite, je vis le fossé. J'y descendis pour ensuite escalader le monticule derrière. Quand j'arrivai au sommet, j'étais essoufflé, je vis immédiatement, légèrement en contrebas, une petite maison entourée d'une haute enceinte longée par une haie et je me mis à courir dans sa direction, sans prendre le temps de reprendre mon souffle. J'entendais des chiens aboyer, une meute excitée. Aucune entrée n'était visible dans l'enceinte. Je me mis à en faire le tour à la recherche de la porte et ne la trouvai que dans le côté opposé à celui par lequel j'étais venu. C'était un haut portail en bois, les battants entrebâillés. J'entendais les chiens de l'autre côté. Je sonnai plusieurs fois, mais personne ne vint ; il n'y avait que les aboiements féroces des chiens, comme à la chasse. Le souvenir de ma combinaison me donna un peu de courage et je poussai la porte pour entrer. La cour, très vaste, ressemblait à un parc sauvage. Les arbres encombraient la vue. Je n'apercevais que quelques lambeaux de la maison située quelques centaines de mètres plus loin. Les aboiements se rapprochaient dangereusement. Puis, entre les arbres maintenant clairsemés, je vis la maison, et à l'ouest, dans un vaste espace nu, une jeune femme au milieu de la meute de chiens. Il y avait, jeté par terre, un mannequin déchiqueté, réplique exacte d'un convoyeur. Les chiens se mirent à hurler étrangement en rasant le sol et en se blottissant tous derrière leur maîtresse, qui lança tout autour des regards inquiets. Quand je fus près d'elle, les chiens tremblaient en claquant des dents, on se serait cru dans un café, avec une centaine de serveurs, tous ravagés par la maladie de Parkinson ! 

— Bonsoir ! C'est vous Vala ? 

Elle se retourna de tous les côtés, morte de peur. 

— Mon Dieu ! Qu'est-ce que c’est ? 

Je pris conscience brusquement de l'effet des infrarouges de Solyma et fis sauter la tête de la combinaison. La maîtresse des chiens me tournait le dos, fouillant du regard dans l'autre côté. 

— C'est vous Vala ? 

Elle cria et pivota sur ses talons pour regarder dans ma direction, poussa un long cri strident en levant les bras, les mains ouvertes, fit un bond en arrière et tomba à la renverse au milieu de ses chiens. Elle resta immobile, sans connaissance. Je fus pris de remords, j'aurai dû enlever la combinaison avant d'entrer. Je l'enlevai avant de prendre la jeune femme dans mes bras. Je m'assis loin des chiens et la maintins couchée sur mes jambes, je lui tapotai doucement les joues : 

— Réveillez-vous ! Je suis vraiment désolé ! J'ai dû vous faire peur, excusez-moi ! J'avais oublié les infrarouges de Solyma ! 

Quand elle ouvrit les yeux, elle me repoussa pour se remettre debout. 

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Vous avez la même tête que celle que j'ai vue flotter sans corps, suspendue entre ciel et terre ! 

Je lui parlai de la combinaison, mais elle ne voulait pas me croire. Il fallut lui faire plusieurs démonstrations, mettre et ôter la combinaison plusieurs fois, pour la voir un peu calmée. Ses chiens étaient toujours aussi effarouchés. 

— Les pauvres bêtes ! dit-elle, je ne les ai jamais vus dans un si piteux état, je ne pensais pas qu'ils pouvaient attraper une peur pareille ! Et moi qui comptais sur eux pour éloigner les rôdeurs ! Mais vous, vous devez être un tremblement de terre ou un phénomène apparenté ! 

Je lui parlai du N’madi ; elle ne voyait pas qui c'était. 

— Il dit que vous étiez ensemble à Windcity et qu'avant sa condamnation, vous étiez déjà installée ici. Il dit qu'il vous a écrit pour vous prévenir quand il a été arrêté… 

— Je retrouverai sa lettre. Maintenant, excusez-moi, allez m'attendre dans la maison ; je vais tenter de calmer les chiens. 


Je passai avec difficulté le seuil à cause des oiseaux de toutes sortes qui entraient et sortaient. L'intérieur était encore plus désordonné que la cour ; c'était comme une serre ou le magasin d'un parc : des oiseaux très beaux et très pittoresques, des plantes de toutes espèces et de toutes les saisons qui grimpaient ou rampaient en s'enlaçant parfois ; des fleurs odorantes, des pierres de toutes les tailles et de toutes les couleurs et quantités de petits animaux en liberté, dont un rat des pyramides et un mulot sylvestre qui se disputaient violemment. Je finis par me frayer un chemin entre les plantes pour m'asseoir sur une chaise entr'aperçue. 


À l'approche du crépuscule, les oiseaux devenaient de plus en plus agités, ils gazouillaient et volaient dans tous les sens, se heurtant parfois au plafond où ils s'arrachaient sur les poutres les perchoirs les plus hauts. Quand elle revint dans la maison, elle me trouva assis, toujours aussi inconfortablement, cherchant la bonne position pour ne pas érafler une plante ou écraser l'une des multiples petites bêtes qui grouillaient sous la chaise. Elle me fit un signe de la tête : 

— Venez, nous allons monter ! 

Ce fut par un petit escalier de bois en colimaçon, que je n'avais jusqu'alors pas découvert. Elle me fit asseoir dans une pièce rectangulaire aux murs nus, avec quelques écrans et beaucoup de livres et de coussins jetés par terre. Je pris place sur un coussin avec quantité de poils dessus et je me mis à éternuer fortement, sans discontinuer. Elle me servit en silence une boisson chaude et parfumée, avec des feuilles encore vertes flottant dessus. 

— Je m'excuse pour mon intrusion, mais je ne savais pas où aller… 

Et comme elle ne répondait rien, je continuai un peu gêné. 

— Je suis tout seul au monde ! Je n'ai personne, vous savez… 

— Vous n'avez pas de parents, pas d’amis ? 

— Je n'ai personne ! 

— Et cette Solyma qui vous a fait évader ? 

— Oh, celle-là ! Vous ne pouvez pas imaginer ! Je ne sais même pas pourquoi je dis "celle-là", car ce n'est pas une femme, ce n'est même pas un être humain. Elle avait seulement pris l'apparence d'une femme, pour pouvoir communiquer avec les humains… C'est un vampire qui se nourrit de paroles ! C'est sur Mars qu'elle s'était mise en forme, pour ressembler aux humains… Non, ce n'est pas une personne, c'est un vampire qui voyage dans un trou noir, d'un point à l'autre de la Voie lactée ! 

— Et vos parents ? Que sont-ils devenus ? 

— Mes parents ? Je n'en ai pas eu ! Je suis né tel que vous me voyez ! J'ai ouvert les yeux il n’y a pas longtemps, c'était au sommet de la falaise qui domine le centre d'Imdel ! 

Je crois qu'à partir de ce moment-là, elle renonça à dénouer l'écheveau de mon énigme et rapporta l'absurdité de mon existence à celle de la sienne, en m'acceptant tel que j'étais. Elle décida d’oublier mon côté insolite. Elle s'était de plus en plus attachée à moi et me traitait comme ses oiseaux ou ses autres petits animaux. Il me semblait qu'elle me considérait comme le témoin précieux d'un monde ancien, le vestige fragile d'un univers disparu. Quand elle me touchait, c'était toujours avec beaucoup de précautions, comme s'il se fût agi d'un vase précieux exhumé d'un site ancien. Elle était toujours triste et pleurait souvent, sans raison. Il lui arrivait de s'absenter durant de longues semaines et je restais seul à la maison m'occupant des plantes et des animaux. Le soir, je lisais ses recueils de poèmes sur la nature, alors elle devenait présente et me parlait. Elle avait toujours eu une passion sans limites pour la nature. C'est cette passion qui l'avait amenée à quitter Windcity.


Elle détestait Windcity et j'en étais venu moi-même à détester à mon tour cette ville qu'elle m'avait décrite tant de fois. 

— Imagine une ville enveloppée dans un voile épais de poussière irradiée, chargée d'émanations agressives qui donnent à la lumière du jour un aspect gris-jaune désolant. Une ville sans plan ni architecture, où chacun a squatté un espace pour construire un abri ou un palais, en rivalisant de mauvais goût. Une ville dont les voies en labyrinthe, toujours ensablées et poussiéreuses, sont souvent bouchées par des monticules d'ordures, des animaux domestiques, ânes, chèvres, moutons, chameaux et vaches en liberté, parfois leurs cadavres en décomposition, plusieurs jours après leur mort, empoisonnés par les déchets toxiques dont ils se nourrissent dans les décharges publiques ou percutés par un véhicule de passage. N'eussent été les monticules d'ordures qui la ceinturent et dont l'odeur fétide charge l'air jusqu'au fond de l'océan, Windcity eût été depuis longtemps engloutie par les sables. 


« Hommes, bêtes et machines grouillent dans tous les sens à la recherche de leur subsistance quotidienne. Par moment, çà et là, une mort subite inexpliquée, une bête ou une personne, un accident ou un véhicule qui s'enlise sur un axe fortement ensablé, arrêtent brutalement la folle errance. Un cadavre, un véhicule hors d'usage ou en panne, un attroupement, une mêlée, une rixe ou une altercation se seront mis en travers du chemin des choses et des êtres errants. Mais, très vite, le bouchon sera résorbé et le flot du devenir aura repris sa course infernale.


« Avec la nuit, la clameur baisse, l'air s'adoucit et devient transparent. Les rues sombres s'éclairent des phares des carcasses brinquebalantes et des voitures de luxe éblouies par le scintillement des regards lancinants des péripatéticiennes. Le commerce de la drogue et du potassium iodé est florissant la nuit. La drogue aide à se consoler d'être né, à oublier les misères de la journée écoulée et à ne pas penser à celles du lendemain. Quant au potassium, il aide ceux qui, accrochés désespérément à la vie, veulent coûte que coûte survivre quelques années ou quelques jours encore aux effets de la radioactivité. Les responsables de l'Office National de la Prévention sanitaire (ONPS), établissement public créé et subventionné pour fournir aux citoyens de la République du Barzakh les produits nécessaires à la lutte contre les effets de la radioactivité, détournent la plus grande partie des stocks pour alimenter le marché noir. Devant les bureaux de l'ONPS disséminés dans tous les quartiers de Windcity, on peut voir à tout moment de la journée, les longues files d'hommes, de femmes et d'enfants qui réclament leur dose quotidienne de potassium. De petites quantités seront distribuées à quelques privilégiés et à ceux qui se seront assuré les services d'un agent qu'ils auront corrompu. Aux autres, on annoncera que le stock est maintenant épuisé, qu'il n'y aura plus d'approvisionnement pour la journée et qu'ils feraient mieux d'aller tenter leur chance dans un autre bureau. La vente du potassium est interdite, l'ONPS étant supposé monopoliser la distribution gratuite et en quantité suffisante de ce produit. En réalité, ceux qui tiennent à leur dose quotidienne sont souvent obligés de la payer au prix fort, sur le marché noir tenu d'une main de fer par Tangalla lui-même. 


« À Windcity, l'inégalité et l'injustice sont visibles à chaque coin de rue. Les devises rapportées par les centres internationaux de stockage des déchets toxiques et produits dangereux ne profitent qu'à Tangalla et son clan. Le fossé abyssal entre les riches et les pauvres se creuse chaque jour davantage. Au nord-ouest, du côté de la corniche, le quartier résidentiel - formé autour du palais de Tangalla, et comprenant les ambassades, les luxueuses villas des courtisans et les hôtels- n’est qu’un point minuscule dans l'immense bidonville qui, sur des dizaines de kilomètres, s'étale vers le nord, l'est, le sud et le sud-ouest ; des centaines de milliers d'abris insalubres jetés pêle-mêle, qui se multiplient chaque jour en gagnant des terrains sur les décharges publiques. La proximité du port, où sont débarqués les déchets toxiques et les produits dangereux destinés aux différents centres de stockage, entretient dans l'atmosphère un taux anormalement élevé de pollution et de radioactivité. »


Elle m'avait parlé de son dépit, quand, après certaines nuits passées à regarder les étoiles naître et mourir, la lumière blafarde du petit matin occultait le ciel et éclairait l'immensité lépreuse des maisons de Windcity.

— Quel contraste, disait-elle, entre la beauté glorieuse de l'immensité stellaire et ces constructions basses qui frappent par leur laideur et leur désordre. Devant le spectacle de cette ville qui, dans ces moments, ressemble à une prostituée laide, dont les fards lourds se sont décomposés pendant la nuit, la même interrogation funeste me tourmentait toujours l'esprit : à quoi bon le genre humain... ?


Une nuit, alors que j'étais endormi à côté d'elle, je fus réveillé par ses pleurs. Je lui demandai avec insistance pourquoi elle pleurait. Ce fut alors qu'elle me parla, pour la première fois, de son enfant retenu là-bas... 

— Je n'hésiterai pas à commettre les pires folies pour sauver mon enfant !

 Pour cette dernière phrase, elle avait pris un accent bizarrement tragique, comme si elle avait eu la prémonition d'un grand malheur. 


Nous regardions souvent la télévision, le soir surtout avant de dormir. Comme ce soir-là, alors qu'elle venait de rentrer à la maison, après l'une de ses longues absences. Il y avait les informations. La première partie du journal télévisé était consacrée, comme d'habitude, à la relation des faits et gestes de Tangalla. Le journal fut ouvert par les images de Tangalla recevant le Président Directeur Général de RSNW International, une multinationale qui s'occupait du retraitement et du stockage des déchets radioactifs. Vala ne put s'empêcher de s’écrier :

 — Regarde donc ça ! Il est tout sourire devant ce porc. Il quémande sûrement une nouvelle subvention pour l'un de ses centres !

 Une voix off accompagnait les images de la cérémonie :

 "... avec qui notre pays entretient une coopération sincère et fructueuse. Il faut rappeler à ce propos qu'une mission de RSNW International a visité récemment notre province du Hodh Oriental où elle a promis de construire de nouveaux centres de stockage et une usine de retraitement." Le présentateur revint à l’écran. Son maquillage épais n'arrivait pas à masquer ses traits fatigués et sa mine bouffie. Les yeux fixés sur le téléprompteur, il lisait les nouvelles sur un ton laborieusement énergique, indifférent aux comédies et aux drames relatés. "Au Hodh Oriental, Urgence Sahara a revendiqué l'attentat commis hier contre des camions transportant du matériel destiné à la construction d'un centre de stockage dans cette région. Rappelons que cinq convoyeurs ont trouvé la mort dans cet attentat et qu'une quantité importante de matériel a été détruite, le coût des dégâts est estimé à 25 millions d’ouguiyas. La guérilla du mouvement Urgence Sahara, recrute essentiellement dans les milieux N’madis, l’ancienne tribu nomade qui vivait de la chasse des antilopes addax, dans le Grand Désert. Les terroristes emploient les mêmes méthodes que leurs ancêtres, mais à la place des addax exterminés, ils ont dressé leurs chiens sloughis à la chasse des convoyeurs, facilement identifiables aux volants de leurs gros camions rouges, avec leurs combinaisons blanches et leurs masques de protection. Les terroristes opèrent tout le long de l'autoroute principale que les convoyeurs empruntent pour transporter les déchets vers les centres de stockage du Grand Désert. Mais c'est surtout sur le tronçon Tamoukrert-Awana que les attaques sont les plus fréquentes. 


"Sciences maintenant. Une équipe de l'Institut de Géophysique a noté que le gaz carbonique, gisant actuellement dans les roches sédimentaires sous forme de carbonates, commence à s'échapper sous l'effet de la chaleur et se répand dans l'atmosphère. Si ce phénomène continue de prendre de l'ampleur, les océans entreront en ébullition et la Terre deviendra la marmite du diable…"  


Je fus réveillé par Vala un peu avant l'aube. Elle avait allumé la lumière et tremblait de tous ses membres. Elle était trempée. Elle me dit qu'elle venait de faire un cauchemar horrible : 

— J'ai dormi d'un sommeil profond et agité, ponctué de cauchemars et de rêves étranges. Et puis, un monstre est venu avec Tangalla. Il a allumé un grand feu au pied de notre lit. Il avait le cou frêle, la face maigre et osseuse, les yeux rouges, le front étroit et ridé, le nez plat, la bouche énorme, les lèvres gonflées, le menton court et effilé, une barbe de bouc, les oreilles droites et pointues, les cheveux raides et en désordre, des dents de chien, l'occiput en pointe, la poitrine et le dos en bosse, les vêtements sordides. Il soufflait sur le feu, se démenait furieusement et agitait une cravache sur la tête de Tangalla qui, en horrible forçat nu, alimentait le feu sous la marmite. Quand la marmite s'est mise à gronder, secouant violemment son couvercle, le monstre m'a saisie, arraché tous mes vêtements et m'a jetée dedans… C'est terrible ! Je n'arriverai plus à me rendormir ! 

J'essayai de la calmer un peu, mais elle se lamentait toujours. 

— Nous sommes menacés par de terribles catastrophes et nous restons sans rien faire. Je crains qu'une surchauffe dévastatrice ne se produise, que l'exil du Paradis ne se réédite en exil de la Terre et, qu'errant pour une nouvelle éternité, l'humanité n'ait plus de la Terre qu'une image télescopique, comparable à celle de Vénus. Notre terre est aujourd'hui un monde à l'agonie où la vie ne s'accommode plus de la démesure, de l'injustice et de l'arrogance de l'homme. Aucune vie ne pourra résister aux dangers de la pollution chimique et nucléaire, à la désertification, à la surpopulation et aux pénuries d'eau et de nourriture. L'homme a façonné la Terre, il a fait de la planète ce qu'elle est, il a modifié le milieu terrestre de façon aveugle et irréfléchie, pour sa convenance personnelle et en vue d'un profit économique à court terme, plutôt qu'au bénéfice à long terme de ses habitants. Une couche de pollution, de gaz carbonique et de vapeur d'eau s'est formée autour de la Terre, épaississant son atmosphère au point d'interdire à la plus grande partie de l'émission thermique infrarouge de s'échapper dans l'espace. Cet effet de surchauffe portera la température à la surface de la Terre à 400°C et plus. Notre planète deviendra la marmite du diable. Et les responsables de cette situation ont abandonné la Terre et nous ont laissés ici, en nous interdisant de sortir de cet enfer... 

Je trouvai qu'elle avait raison de s'inquiéter. Devant sa détresse extrême, je tentai de lui faire entrevoir une lueur d'espoir. 

— Tu as raison, la vie sur Terre n'est plus possible ! Il y a cependant d'autres lieux plus propices dans le système solaire et ailleurs… Bien sûr, il y a les barrages de sécurité autour de la Terre et les visas de plus en plus difficiles à obtenir, mais je suis sûr qu'un jour, nous pourrons toi et moi quitter définitivement cette vieille Terre pour aller nous installer sous des cieux plus cléments, coloniser des déserts lunaires, pique-niquer sur les anciens rivages martiens ou dans des forêts célestes. Ou peut-être, irons-nous à l'aventure dans de lointaines mégapoles galactiques… 

— Tu sais parfaitement que tous ces projets sont délirants ! Nous vivons dans un environnement saturé de pollution chimique et nucléaire, notre espérance de vie est nulle et les projets nous sont interdits !

Touché par son désespoir, je risquai : 

— On pourrait tenter quelque chose et ne pas rester passifs... 

— C'est justement ce que j'allais te dire ! Mes chiens sont maintenant prêts. Pendant longtemps je les ai entraînés à la chasse des convoyeurs ! 

L'aube assassine nous surprit discutant du lieu de notre première opération. 


Quelques jours plus tard, nous étions à Cheggat, avec nos chiens. Nous avions repéré le gibier à plus de cinq kilomètres du lieu de l’attaque, un gros camion porteur qui stationnait encore dans l’aire de repos. Après avoir identifié notre cible, nous nous étions séparés. Chacun était allé sur un côté de l'autoroute, suivi par sa meute de chiens sloughis, tendus et dociles. Nous nous étions cachés derrière les ergs en bordure. En arrière, sur mes deux côtés les chiens, muets comme des carpes, gardaient leurs yeux fixés sur mes mains dont un seul geste suffisait pour leur faire exécuter le mouvement voulu. Lorsque le camion arriva à notre niveau, un même cri emplit le désert : «Alehgou ! Alehgou ! Wouch ! Wouch !» et nous nous lançâmes derrière nos chiens aboyant à la poursuite du camion qui augmentait sa vitesse pour échapper à la meute féroce. Mais les chiens étaient déjà partout, sur le capot, accrochés aux deux côtés de la cabine, leurs gueules béantes aux canines acérées rageusement collées au pare-brise et aux vitres des portières. D’autres chiens enfonçaient leurs crocs dans les pneus qui éclataient, déchiquetés. Le camion finit par s'arrêter, non sans avoir écrasé dans sa course quelques chiens qui mouraient en poussant de longs cris stridents et saccadés. 


Les camionneurs avaient sorti leurs armes, mais ils restaient barricadés dans la cabine. Je saisis une grosse pierre et la lançai contre le pare-brise qui éclata en mille morceaux. Alors les convoyeurs ouvrirent le feu. Je fus blessé, mais plusieurs chiens avaient réussi à s'engouffrer dans la cabine. Ils mordaient les convoyeurs, les tiraient hors de la cabine par-dessus le capot, pour tomber lourdement avec leurs proies sur l'asphalte ensanglanté… Je vis fondre sur nous des machines venues du ciel, lâchant des fusées qui explosaient au sol. Je plongeai sur Vala et l'entraînai avec moi, en roulant sous le camion. Les chiens furent exterminés. Nous fûmes enchaînés, pour être transportés vers la garnison d'Aghreijit. 


Le premier jour à Aghreijit, je reçus dans ma cellule la visite de deux personnes parfaitement anonymes portant des lunettes et des serviettes noires bourrées de dossiers. Elles se présentèrent comme étant mon avocat et le délégué de SOS Prisonniers, me donnèrent plusieurs fiches compliquées à remplir qui commençaient par des casse-tête du genre : "nom, prénom", "nom du père", "nom de la mère", "date et lieu de naissance", etc. Puis pendant longtemps des enquêteurs musclés et inquiétants vinrent plusieurs fois par jour me menacer et me poser les mêmes énigmes, pour lesquelles je ne trouvais aucune réponse : "Qui es-tu ?", "D'où viens-tu ? ", "Quels sont tes mobiles ?", etc. Le délégué de SOS Prisonniers disait que je ne pouvais pas comparaître devant le tribunal avant d'avoir rempli les fiches. 


Je restai sans nouvelles de Vala, jusqu'au jour où je reçus d'elle une lettre qui me frappa complètement de stupeur. Elle m'apprenait qu'elle se trouvait à Windcity, qu'elle avait "réussi à s'attacher le cœur de Tangalla, qui maintenant parlait de mariage de plus en plus souvent" ! C'est fou comme les femmes maîtrisent l'art de s'adapter et de nouer de nouvelles relations… Dans cette même lettre, elle disait que la perspective du mariage ne l'enchantait pas particulièrement, mais que le moment venu, elle dirait oui, à cause de son fils qu'elle ferait profiter au maximum de sa nouvelle situation. Puis elle m'avouait ses remords. Elle disait que son instinct de survie et son égoïsme torturaient sa conscience ; elle disait aussi qu’elle doutait que son amour pour son fils puisse valablement justifier ses rapports avec un pollueur et un assassin et avouait que seules la lâcheté et la corruption humaine pouvaient expliquer sa soumission…

 

Une fois, je reçus la visite de l'avocat. Il venait pour m'apprendre que le juge avait décidé de me déférer sans attendre les fiches. Il me conseilla d'avouer mon identité si je voulais un jugement clément. Lui non plus ne me croyait donc pas quand je lui répétais sans cesse que je ne savais pas qui j'étais. Puis je reçus une nouvelle lettre de Vala où elle m'apprenait que son mariage avec Tangalla serait célébré au début de l’hiver. Et je ne pensais plus à rien d'autre. 


Je comparus devant les juges, indifférent à ce que serait leur sentence. Ils me chargèrent de tous les crimes, me traitant de "mercenaire dangereux venu de l'étranger", d’"espion super-entraîné", de "terroriste qui a abusé de l'hospitalité d'une femme crédule", etc. Quand le verdict tomba, je l'accueillis sans surprise : "... En conséquence, vous êtes condamné à être privé d'eau jusqu'à ce que mort s'ensuive ! La sentence sera exécutée à Ghal1awiya." Je me retrouvai au sommet de la montagne, livré à la soif, entouré par un double cordon de sécurité qu'on relevait toutes les heures. Je pensais et repensais à ce qu'allait être le mariage de Vala et Tangalla après ma mort. 


Pendant sept jours, les citoyens du Barzakh feront la fête pour célébrer le mariage de leur Président. Il y aura des messages et des télégrammes de félicitations du monde entier. Mais le temps ne sera pas de la fête : une violente tempête de sable soufflera pendant deux mois, jour et nuit, sans interruption, comme à chaque début d'hiver, l'air sera saturé par une poussière gris-jaune nauséabonde. Mais cela n'empêchera pas les Barzakhiens de danser, de chanter du fond de leurs gorges remplies de poussière radioactive et de manger des mets assaisonnés de sable qui grinceront sous la dent. Une semaine avant le mariage, Vala sera livrée aux forgeronnes qui, dans la tradition barzakhienne, s'occupent de la préparation de la mariée. II y aura des forgeronnes pour la coiffure, d'autres pour le henné, des habilleuses, des maquilleuses, des préposées à la préparation du thé. Elles rapporteront les commérages et gaveront la mariée de mots obscènes, pour la doper en prévision de la nuit de noces. 


Tout le temps que durera la préparation, Vala aura le sentiment d'être un cadavre qu'on prépare pour l'enterrement. Affairées tout autour, comme une nuée d'abeilles, les forgeronnes seront pourtant gaies : certaines parleront à haute voix, d'autres riront bruyamment et sans retenue. Certaines seront pendues aux cheveux de la mariée, peignant cette partie, tressant ou pommadant cette autre. D'autres se saisiront des pieds et des mains sur lesquels elles dessineront des arabesques compliquées avec du sparadrap qu'elles sculpteront méticuleusement à l'aide de fines lames de rasoir. D'autres auront de gros morceaux de glace qu'elles appliqueront régulièrement sur les mains et les pieds, les empêchant ainsi de suer, pour une bonne fixation de l'adhésif. Les mêmes mélangeront et modèleront la pâte lisse bleu-foncé du henné destinée aux mains et aux pieds, qui seront enveloppés pendant quarante-huit heures, momifiés dans du plastique.

 

Aux quatre coins de la pièce, les brûle-parfums distilleront vers le plafond leur fumée légère, comme les âmes d'esprits enchantés punis et enfermés durant des millénaires au fond d'une bouteille errant dans les profondeurs des océans, mais qu'une main providentielle libéra un jour. Des vierges soulèveront les voiles de la mariée pour glisser dessous des petits encensoirs fumants. L'air ambiant, raréfié, sera saturé d'une forte odeur composée d'un mélange de bois odorant, de poudre précieuse, de gomme parfumée, de feuilles de figuier d'enfer, d'oum kweirissa et de parfums, qui fera tourner les têtes, soûlera les sens et les libérera de l'éternelle dépendance à l'égard de l'oxygène. On préparera aussi le voile neuf que la mariée mettra pour la nuit de noces, deux pièces d'un tissu bleu indigo très fin et transparent de cinq mètres de long et de quatre-vingt-cinq centimètres de large, cousues ensembles. Pendant toute la semaine qui précèdera le jour du mariage, ce voile ne cessera d'être arrosé de parfums, enfumé à l'encens et saupoudré de poudre de Tidikt, pour être fortement noué, enroulé en boule et enveloppé dans un plastique, pour que l'odeur le pénètre au maximum. Un glorieux chignon sera dressé sur le devant de la tête de la mariée dont il retiendra le voile. Les coiffeuses l'orneront de bijoux d'or, de perles et de coquillages. Quand les pieds et les mains seront délivrés, les fines tiges de bois, tenues par les mains habiles des forgeronnes, feront glisser la pâte homogène et lisse du henné légèrement desséchée et les arabesques de sparadrap seront décollées, laissant apparaître les magnifiques ornements rouge doré et l'éclat de la belle ligne idéale, pleine de sensualité, reliant la composition peinte au henné. 


Pour célébrer l'éclosion de cette beauté, on glissera dans les doigts de fines bagues d'or aux formes variées, gravées de grilles magiques où se mêleront lettres et chiffres d'origine parfois chinoise, japonaise ou babylonienne. Les mains glisseront dans des bracelets d'ébène et d'argent et les pieds dans des bracelets de chevilles dont le cliquetis, chaque fois que la mariée croisera ou fera bouger ses jambes, sera un écho lancinant du désir dans l'insondable abîme de la volupté. Le voile saturé d'odeurs aphrodisiaques parfumées sera déroulé et fixé sur les épaules par des fibules lisses et rondes taillées dans des coquillages. Sur la poitrine, les seins arrêteront la chute du collier de perles composé de triangles de cornalines, de petites perles de verre, de pierre et d'ambre, taillées carrées et montées de façon traditionnelle. Formant le pendentif central, une plaque d'or très légère portera de petits cylindres soudés, surmontés d'une demi-sphère et d'une poche en fils d'or tissés formant une sorte de corne d'abondance d'où sortiront de minuscules huttes d'or posées sur des coupes festonnées. Ces motifs fixés par un fil d'or formant crochet, seront séparés du motif central par des boules de cornaline. Un autre collier de clous de girofle sera cousu au voile suivant la ligne du décolleté ; les clous de girofle enfilés seront séparés par des morceaux de bois précieux. Les longues tresses noires, chargées de perles, tomberont en pluie sur la poitrine, sur les épaules et sur le dos. À travers elles, on pourra admirer les boucles en or, incrustées de perles d'amazonite, accrochées aux hélix ou pendues aux lobules des oreilles... 


Je l'imaginais apprenant ma mort, en jetant un regard distrait sur le journal posé dans un coin du plateau de son petit déjeuner, découvrant en première page la photo de ma tête nue en plein soleil, immédiatement suivie d'un cliché montrant mon cadavre couvert de poussière, entouré de soldats armés. Je l'imaginais lisant les légendes qui diront : "Jusqu'au bout, il a refusé de livrer son identité" ou "Quelles ont été ses dernières pensées ?". Une autre photographie représentera en gros plan mon visage renversé et presque extasié dont les légendes varieront de "Tout est fini" à "Justice est faite" ou à "le reste est silence". Peut-être ne me verra-t-elle que beaucoup plus tard, quand je ne serai plus qu’un cadavre qui aura atteint le dernier stade de décomposition ou un squelette presque entièrement nettoyé de toute chair (dont il subsistera peut-être encore quelques lambeaux). Mais le plus probable, c’est qu’elle ne verra jamais de moi qu'un crâne anonyme aux orbites démesurées, exposé dans la vitrine de quelque musée…


Mais l'atonie refoule déjà toutes ces pensées. Le souvenir de Vala a laissé la place à un effroi profond, une angoisse épouvantable et une haine féroce du genre humain. Chaque heure qui passait était un supplice pour le corps voué à la faim et la soif, que la nuit n’apaisait que pour rendre plus cruelle l'épreuve du lendemain. La souffrance gagnait peu à peu tout le corps, comme des sables mouvants. Les lèvres, la bouche, la gorge se desséchaient et se craquelaient. L'estomac, les boyaux se crispaient : une force prodigieuse les tordait lentement, comme pour les essorer de leurs dernières gouttes de liquide. Un feu violent brûlait mes entrailles et l'incendie gagnait mon visage, mes mains et ma poitrine. Des douleurs atroces irradiaient dans tout mon corps, s'aggravant pendant longtemps, par poussées brusques, suivies de lentes accalmies. Un étau puissant comprimait douloureusement ma tête, mon cerveau. La fièvre éclatait par accès violents, avec au début de grands frissons, puis l'abattement, puis l'étourdissement progressif. Les douleurs profondes s’apaisaient, les spasmes cessaient, les jambes s’allongeaient : les chairs haletantes, épuisées, ne demandaient plus rien, elles ne souffraient plus, elles n'avaient plus faim, elles n'avaient plus soif... J'entends des bourdonnements, impressions de chloroforme par longues ondes sonores. J’étais dans un monde nouveau où m'assaillaient, pareils à des vautours, d'insignifiants et bizarres souvenirs de la vie qui partait. 


Avec les affres de la mort, mon rêve et ma vie sont descendus devant moi dans l'arène pour se donner une ultime explication, puis s'aligner sur une même ligne bien droite, avant de sombrer dans le néant. Le monde entier est venu s'entasser dans une sorte de petit hublot circulaire et transparent situé juste en face de moi, simple évidence où viennent se résoudre toutes les énigmes, tous les secrets. Le passé, le présent et le futur sont venus se fondre dans un même instant. L'agonie a jeté sa lumière implacable dans tous les recoins de ma vie mettant à nu tout ce que j'avais approché. Je découvre brusquement le sens caché des situations, la signification de chaque silence, de chaque geste et de chaque parole. Plus rien ne m'échappe désormais des êtres et des choses, pas même leurs intentions. Toute ma vie si proche, si inaccessible et si démesurément gratuite, s'est rembobinée pour se dérouler à nouveau devant moi, acteur déchu, spectateur immobile cette fois, tourmenté par le regret profond d'avoir participé à cette comédie grotesque.

 

Les transcripts furent classés dans la bibliothèque publique de l'Institut d'archéologie de la pensée humaine sous la référence : "Agonie d'un homme du Barzakh, 1034-2057 ( ?)" 





Fin