Entretien avec Pierre Gevart

Entretien avec Pierre Gevart,
Directeur de la revue de science-fiction Galaxies

 

Galaxies : Bonjour, Moussa Ould Ebnou. Vous êtes un écrivain, et vous êtes africain, puisque vous vivez en Mauritanie. Est-ce que ça vous ennuie qu'on ait tendance à vous placer une étiquette d'écrivain africain ?

Moussa Ould Ebnou : Pas du tout ! La culture africaine est pour moi une source d’inspiration féconde et mon pays, la Mauritanie, est une terre de rencontre entre les cultures arabes et africaines. Mon écriture tient compte de cette double appartenance, à travers son bilinguisme. Certes, ma langue maternelle est l’arabe, mais quand on parle de langue et de culture arabes on ne doit pas oublier que sur 300 millions d’Arabes plus des deux tiers vivent sur le continent africain ; de même que plus de 80% de l’aire géographique habitée par les Arabes se trouvent en Afrique.

 

Gal : L'arabe, le français, l'anglais, sans compter toutes les autres langues. Pour constituer ce numéro spécial de Galaxies, nous avons trouvé sans aucune peine des textes et des auteurs en anglais, mais par contre, ce fut beaucoup plus difficile en français, l'arabe se situant entre les deux (voir le N°43 de Galaxies : la SF arabe). A votre avis, Moussa Ould Ebnou, d'où vient ce contraste entre francophones et anglophones ?

MOE : Je pense que le contraste entre anglophones et francophone s’explique par l’importance des corpus SF dans chaque langue. Si dès le XVIIe siècle, et avant Jules Verne, des auteurs français ont publié des œuvres qui ont déterminé l'avenir de la science-fiction, il faut cependant reconnaitre que durant le XXe siècle relativement peu d’œuvres de science-fiction ont été publiées en France, alors que cette période a constitué l’âge d'or de la science-fiction anglophone. Il y a aussi le quasi-monopole par l’anglais de la culture scientifique moderne qui joue un grand rôle dans le développement de la SF anglophone.

 

Gal : Peu d'œuvres ? Je pense qu'on peut ne pas être d'accord... De Barjavel à Michel Jeury, d'Andrevon à Philippe Curval, pour ne citer que ceux-là ! C'est sans doute aussi une question de diffusion. Mais pour vous, mauritanien, quel est le sens que vous donnez à votre choix d'écrire de la science-fiction ? Est-ce que, dans le milieu des auteurs et universitaires francophones, ce n'est pas un peu risqué ?

MOE : Je suis un professeur de philosophie et j'écris la science-fiction comme un philosophe qui raisonne par le mythe ou comme un mathématicien qui raisonne par l’absurde ! La SF, en tant que fiction spéculative est philosophique. Comme les mythes platoniciens, ceux de la science-fiction peuvent nous sauver nous-mêmes, si nous y ajoutons foi. Les mythes de la SF font voir ce qui d’emblée nous était caché. Mes fictions s'enracinent dans les angoisses de l’homme face à son présent techno-scientifique, mais aussi dans ses espoirs et dans son émerveillement. L’écriture est toujours une prise de risque, peut-être celle de la science-fiction plus que les autres. D’ailleurs aujourd’hui, les frontières entre SF et mainstream ne sont plus très précises, surtout pour le roman.

 

Gal :  Peut-être parce que nous vivons dans la science-fiction. Je veux dire par là qu'il y a un décalage entre la réalité des technologies et des savoirs disponibles et l'appréhension qu'en ont les non-spécialistes. Est-ce que l'écrivain doit jouer un rôle dans le rapprochement des deux, ou bien doit-il écrire pour écrire, simplement ?

MOE : Je crois que la SF dépasse les savoirs disponibles sur les réalités technologiques et donne une fiction spéculative sur le futur de ces réalités, qui peut confirmer ou infirmer l'appréhension qu'en ont les non-spécialistes.

 

Gal : J’aimerais aborder un autre sujet : vous êtes arabophone et vous écrivez en français. Est-ce que c’est un choix, ou une nécessité ?

MOE :   Pour moi, comme pour beaucoup d’écrivains en langue étrangère, le bilinguisme est un lègue imposé par la colonisation. Mon utilisation du français comme langue d’écriture s’explique par le fait que, dans mon pays, j’ai été scolarisé à l’école française.  Au début, j’écrivais uniquement en français, mais après la publication de mon deuxième roman, j’ai opté pour le bilinguisme littéraire, en auto traduisant vers l’arabe mes livres déjà publiés en français. À la lecture des deux versions, française et arabe, on se demande dans quelle langue première elles ont été écrites, et on ne sait plus quelle version considérer comme le volet central de la paire. En réalité, nous nous trouvons devant un triptyque dont le volet central est la version initiale non écrite (tout texte n’est-il pas la traduction d’un texte idéal n’existant que dans l’esprit de son créateur, qui ensuite en opère la « mise en mots » dans une ou plusieurs langues ? et les volets latéraux, la version française et la version arabe auto traduite. La version auto traduite m’offre l’occasion de retrouver ma langue maternelle. Malgré le travail complexe de la traduction, je redeviens plus spontané en arabe. Quoi qu’il en soit, la version arabe comporte le degré suprême de récupération de l’authenticité.

 

Gal : Comment expliquer cette volonté de dédoublement textuel ?

MOE : Je m’auto traduis afin d’apprivoiser ma dualité linguistique et de coïncider avec moi-même. L’auto traduction ou la création parallèle peuvent alors apparaître comme une façon de transcender le clivage, de réconcilier les deux moitiés de l’être intérieurement déchiré, en faisant cohabiter harmonieusement les deux langues.

 

Gal : Oui, mais de ces deux langues, il en est bien une qui vient en premier ?

MOE : Dans ma pratique, le bilinguisme littéraire ou l’écriture bilingue est écriture en langue première, le français (seconde langue étrangère) et auto traduction en langue seconde, l’arabe, langue maternelle, deuxième langue d’écriture et première langue étrangère, suivant la théorie derridienne d’après laquelle la langue maternelle n’est que la première des langues étrangères que l’on apprend. Derrida estime en effet que le monolinguisme est une impossibilité. Selon lui, il existe une sorte de pré langage dans lequel les individus puisent et duquel ils traduisent pour exprimer leur pensée. Par conséquent, la traduction serait inhérente à l’acte de langage, toujours une opération première plutôt que, comme communément accepté, seconde. Notre langue maternelle serait donc en quelque sorte aussi notre première langue étrangère. Derrida affirme ainsi que l’on ne possède jamais la langue que l’on parle, qu’on y est en fait toujours étranger.

 

Gal : Aliette de Bodard est française, francophone, elle écrit en anglais, mais elle se refuse à s’autotraduire. Vous oui, pourquoi ?

MOE : Je me suis souvent demandé quelles raisons me poussent à écrire en français puis à m’auto traduire en arabe. Je dirais à la suite de Beckett que « ma propre langue m’apparaît comme un voile qu’il faut déchirer en deux pour parvenir aux choses (ou au néant) qui se cachent derrière » . En écrivant d’abord en français, je cherche à m’éloigner de ce qui m’est familier en prenant mes distances avec ma langue. Le français, la langue étrangère, est un outil nécessaire pour se défaire de la rhétorique de la langue arabe et échapper aux conventions, automatismes et expressions de la langue maternelle

 

Gal : Puisque nous parlons de l'écriture, et que celle-ci se pose souvent en référence à quelqu’un ou quelque chose, quels ont été les déclencheurs, quels sont les auteurs (de SF ou autre) qui vous ont marqués, et dont vous revendiquez peut-être l'héritage ?

MOE : Quand, dans son livre Arabic fiction, Salma Khadra Jayyusi a qualifié mon roman  Madinetou al-riah, d'"unique roman arabe sur la technique", cela m'a rappelé un auteur que j'ai étudié durant ma période en France: Il s'agit de Martin Heidegger, dont la critique du monde de la technique m'avait profondément marqué. Je citerai aussi Platon, car mon premier roman, L'AMOUR IMPOSSIBLE, présenté par l'Harmattan comme un roman de science-fiction africain, n'est qu'une exégèse "sciencefictionnelle" du mythe du Banquet, dont le texte intégral se trouve dans le roman. Que dire des auteurs de SF? Je me rappelle vaguement une période de mon adolescence où j'ai lu plein de traductions de space opéras américains, dont les aventures épiques ou dramatiques et le cadre géopolitique m'avaient profondément déçu. Je me disais "est-ce cela la science-fiction ? Des rois, des guerres, des royaumes bien de notre Terre ?".

 

Gal : Mais alors, qu'est-ce que la science-fiction, pour vous ?

MOE : Je dirais en citant Heinlein et Asimov que la science-fiction est une « fiction spéculative », une « branche de la littérature qui se soucie des réponses de l’être humain aux progrès de la science et de la technologie».

 

Gal : Et pour vous, est-ce que la science-fiction a un rôle à jouer dans le développement de la pensée africaine ?

MOE :  Oui, la science-fiction peut contribuer au développement de la pensée africaine par la transformation de ses méthodes et de ses idées. Elle peut aider les Africains à transformer leurs mentalités pour accompagner les changements et harmoniser leurs modèles de développement. La science-fiction peut produire une véritable révolution copernicienne dans la pensée africaine. Elle peut produire un changement de perspective dans cette pensée. En Afrique, nous avons tendance à nous tourner vers le passé pour éclairer notre présent. La science-fiction peut aider les Africains à se tourner vers le futur pour comprendre leur présent. Les enjeux du futur étant déjà dans le présent, la science-fiction peut aider à produire une réflexion à rebours qui éclaire le présent par le futur. Un autre monde est en train de se construire et la science-fiction peut aider les Africains à l’appréhender et à l'habiter.

 

Gal :  Mais la SF africaine francophone est-elle structurée pour cela ? Du côté anglophone, il y a des structures, des conventions au Nigeria, au Kenya, en Afrique du Sud. Mais chez les francophones ?

MOE : Non, elle n’est pas structurée pour cela, mais elle peut le devenir si le système éducatif l’accueille comme discipline à part entière, si la science-fiction française cesse de la considérer comme une science-fiction par défaut, « un non-lieu exotique », si au lieu de rester une simple annexe de la SF française, elle se prête à un authentique dialogue interculturel africain, pour se confronter ou dialoguer avec la lusophone, l’hispanophone et l’anglophone ; si elle consent à son devenir-Afrique.