Les liens de l’amour

Les liens de l’amour




Le Père attendait depuis deux heures ; un instant presque imperceptible dans l'éternité du temps chronologique, une éternité dans l'âme de celui qui attend son premier fils. Tous les moyens habituellement mis en œuvre par le centre pour calmer l'impatience des futurs pères n'ont eu aucun effet sur ses nerfs. Pourtant, il s'agit de méthodes élaborées à partir d'une connaissance approfondie de la psychologie du futur père, une sorte d'accouchement sans douleur à son usage. Il était assis dans un fauteuil confortable, qui se déplaçait de façon continue dans la salle d'attente, afin de lui éviter de tourner en rond ou de faire les cent pas. On connaît en effet la manie des futurs pères, qui consiste à tourner en rond en attendant l’heureux événement. Un steward était venu lui apporter une cigarette fabriquée spécialement pour ce genre d'occasions et qui régénérait de ses cendres. À chaque allumage, son taux de nicotine et de goudron diminuait, sans que le goût du tabac s'en trouve altéré. Ainsi le futur père pouvait satisfaire son envie sans pour autant s'empoisonner. 


Tout en fumant sa cigarette éternelle et en faisant les cent pas dans son fauteuil mobile, il regardait défiler, sur les murs tapissés d'écrans, les images publicitaires vantant des produits pour nouveau-nés. Les publicités étaient entrecoupées de séquences montrant les différentes étapes du développement de l’embryon ... Un souvenir précis lui revint à l’esprit : le rire étrange de l'homme qui s'occupait de lui depuis son arrivée au centre. Un rire, quoi de plus familier et de plus rassurant ! C'est le corps biologique de l'autre qui exprime sa complicité. Mais lui, chaque fois qu'il riait, c'était un processus de défamiliarisation de la quotidienneté humaine, qui reconduisait l'émotion et le plaisir de l'autre corps à leur origine méta humaine ! Cela commençait par la détente des lèvres, plus perceptible sur la lèvre supérieure et les commissures et finissait par gagner toute l'étendue charnelle des lèvres, découvrant une mousse blanche sculptée. Puis, de la bouche, venant du fond de la gorge, sortait un souffle qui croissait et résonnait comme le son extraordinaire des cris sacrés des hommes d’Arcadie, au moment de leurs concours de beauté. Une nouvelle séquence publicitaire le rappela à la réalité. 


Le mythe de la mère, que son grand-père lui racontait souvent, lui revint à l’esprit. Autrefois, les hommes étaient enfantés à l'intérieur de leur mère, comme les animaux. Cela faisait neuf mois que la mère se transformait, perdant progressivement les caractéristiques morphologiques des femmes. Son visage subissait des modifications effroyables. Elle éclatait en sanglots chaque fois qu’elle se regardait dans le miroir. Au terme de sa grossesse, elle commença à souffrir les affres de l’enfantement. Elle était à son septième jour de douleurs. À chaque accès, elle se persuadait que le dénouement était proche, que son enfant allait enfin consentir à venir au monde. Dans son ventre monstrueusement gonflé, elle le sentait remuer, comme s’il s’amusait. Elle savait que l'heure de sa naissance avait sonné, mais ne comprenait pas pourquoi il s'ingéniait à la remettre à chaque fois. Les femmes qui l'assistaient inventaient toutes sortes d'explications. 

— Ton enfant, disait l'une, ne veut pas naître parce que, pendant ta grossesse, tu as dû désirer quelque chose que tu n'as pas pu obtenir. Dis-nous ce que tu désires, on te l'apporte tout de suite et ton enfant naîtra. 

Mais la mère ne donnait comme réponse que ses cris aigus, au rythme de ses accès de douleurs. À force de conjectures, une des femmes finit par découvrir l'objet de désir tant convoité. 

— Oui, déclara-t-elle, je sais ce qu'elle a désiré. Une fois, un pèlerin de passage nous avait décrit un merveilleux coucher de soleil qu'il avait contemplé du haut du mont Sinaï et, pendant toute sa grossesse, elle a désiré contempler ce spectacle fascinant. 

En entendant cela, l’enfant décida d’ajourner sa naissance, jusqu'à ce qu’il eût contemplé, à travers le ventre rose de sa mère, le coucher du soleil au sommet du mont Sinaï. 

— C'est vrai, avoua la mère, je me souviens parfaitement du récit de ce pèlerin et je désire encore voir cette merveille.

— Que Dieu nous vienne en aide ! s’écrièrent en chœur toutes les femmes. »


C'est si loin l'Égypte, et si la mère n'accouchait pas dans les six heures, c'était la mort certaine pour elle et pour son enfant. On dépêcha quelqu'un au Bureau du peuple égyptien pour chercher les visas. Ce fut fait rapidement, grâce à la bonne volonté du consul dont la mère était sage-femme. Il restait le plus difficile : organiser un si long voyage en si peu de temps. Un agent de voyage fut consulté. Sa réponse tomba aussi brève que définitive : « Seule Al Égypte peut organiser un tel voyage ! » Al Égypte était la compagnie aérienne dans laquelle avaient fusionné Égypte Air et El Al après leur rachat par le milliardaire américain Sam Turner. Or la compagnie Al Égypte tombait sous les lois sévères du boycott antitrust. Heureusement, le ministre des Transports, fervent partisan du rapprochement égypto-israélien, consentit une dérogation spéciale. Un avion fut affrété. Il décolla avec ses passagers à 12 h 25. 


L'avion prenait rapidement de l'altitude. Brusquement, du fond de l'appareil, surgit un homme court sur pieds, barbu, avec une immense tête. Il était terriblement laid. Il tenait dans ses mains un livre dans lequel il disait avoir caché un révolver. D'où pouvait bien sortir cet homme ? Probablement de la soute à bagages, dans laquelle il avait dû se glisser au moment du décollage. Peu importe, il était bien là, aussi réel que son livre et le révolver caché dans le livre. 

« Attention, disait le barbu à grosse tête, c'est un détournement ! Que personne ne bouge ! Voilà mon exigence : je veux faire accoucher la femme ! Si vous refusez, je fais sauter l'avion.» 

Les passagers discutèrent de façon animée et passionnée. Ils faillirent plusieurs fois en venir aux mains. Ce fut, à chaque fois, le barbu à grosse tête qui les ramenait à l'ordre en les menaçant du révolver caché dans son livre. 

« Fermez-la, leur ordonnait-il, et décidez-vous rapidement, avant que je ne perde patience !» 


Au bout d'une heure, ils durent céder au barbu à grosse tête. Le décalage horaire aidant, l'avion put atterrir au sommet du mont Sinaï, un quart d'heure avant le coucher du soleil. La mère et son enfant eurent droit au plus magnifique coucher de soleil du monde. L’enfant naquit avec le concours du barbu à grosse tête, peu après que le soleil eut disparu, noyé dans un mirage du désert. 


Aujourd’hui, les enfants n'ont plus besoin de mères pour naître. Les conditions et le rituel des naissances ont radicalement changé ! Des mutations successives ont bouleversé la sexualité et le mode de reproduction de l'espèce humaine. La procréation ne se fait plus qu’in vitro ou par clonage. L’évolution des techniques du génie génétique a permis une maîtrise totale des caractères de l’embryon. C'est à partir de là que se posa le problème de l'équilibre entre les deux sexes. En effet, la majorité des couples choisissait des embryons mâles. Cela amena les femmes à protester contre cette situation qui mettait en péril leur sexe et à réclamer un partage équitable des embryons entre les deux sexes. Les mouvements féministes furent transformés en mouvements pour la promotion de l'embryon femelle. Le droit d'adhésion pour chaque membre consistait à aller dans un centre de fécondation pour se faire implanter un embryon femelle, de sorte que toutes les adhérentes étaient enceintes. Au bout de quelques années, cette mobilisation en faveur des embryons femelles porta ses fruits. C'est le mâle qui était maintenant menacé. 


À leur tour, les hommes organisèrent la riposte. Ils commencèrent par louer tous les utérus artificiels disponibles dans les centres de procréation assistée, pour faire naître des garçons. Mais les locations d’utérus ne suffirent pas pour redresser l'équilibre et les hommes furent obligés d'imaginer d'autres solutions. Certains centres de procréation assistée acquis à la cause mâle provoquèrent des grossesses chez des hommes, mais peu d'entre elles arrivèrent à terme. Alors les hommes décidèrent de revenir à la vieille méthode des mères porteuses. À l'époque, on pouvait encore facilement trouver des traîtresses à la cause féministe qui consentaient à louer leur ventre pour un embryon masculin. Un réseau clandestin de mères porteuses fut ainsi constitué par les hommes. Lorsque les femmes découvrirent son existence, elles formèrent une unité de renseignement chargée de démasquer ces femmes traîtresses. Lorsqu'elles les découvraient, elles les faisaient avorter, puis stériliser. Chaque fois qu'une mère porteuse était ainsi avortée, les hommes ripostaient en faisant avorter une femme. C'est ainsi que la guerre des sexes se transforma en guerre civile meurtrière. 


Pour mettre fin à cette guerre, les hommes et les femmes durent réorganiser leurs rapports et définir de nouvelles règles pour la procréation. L'égalité des sexes fut proclamée. La famille fut abolie et la mixité interdite. Les hommes et les femmes furent séparés en deux communautés, chacune ayant son propre quota de procréation. Chacun des sexes eut droit à un nombre limité de naissances chaque année. Les hommes devaient procréer des garçons et les femmes des filles. Pour assurer la paix et la cohésion des deux communautés, un service mixte obligatoire fut institué. Chaque homme ou femme devait passer deux ans dans des communautés mixtes constituées par les appelés au service. Ce service consistait à partager sa sexualité, son travail et ses loisirs avec des membres de l'autre sexe. Un examen d'aptitude précédait l'appel au service. Les hommes et les femmes aptes étaient ceux qui pouvaient assumer une activité hétérosexuelle normale. Ceux qui refusaient de s'y soumettre ou qui désertaient étaient jugés et condamnés à de lourdes peines. 


La séparation provoqua l’œstrus chez les femmes. Leur période de rut coïncida avec la période du service mixte. La première manifestation de l'œstrus fut, quelque temps après la séparation, l'arrêt de l'ovulation chez certaines femmes. Ce phénomène se généralisa par la suite. L'ovulation ne reprenait qu'à la période du service mixte, au contact des hommes. Les femmes essayèrent de remédier à cette situation en ouvrant des centres d'ovulation. Les candidates à l'ovulation devaient s'inscrire au moins un mois à l'avance. Le stage commençait par une minutieuse préparation hormonale et psychologique. L'accès au stage était réservé exclusivement aux femmes candidates à la procréation. Cette dernière peut se faire de deux manières. Ou bien féconder l'ovule par l'ovule (le spermatozoïde étant exclu), les ovules pouvant se développer en filles, il suffit de les stimuler.  C’est l'auto procréation féminine qui permet à une femme d'avoir pour enfant son double génétique et qui a la faveur des féministes. Ou alors, la fécondation de l'ovule par un spermatozoïde congelé, que chaque femme candidate à la procréation pouvait se procurer dans l'une des nombreuses banques de sperme. 


Le stage d'ovulation commence la première nuit du cycle lunaire. Les femmes admises suivent une hormonothérapie à base d'androgènes, pendant toute la durée du stage, comparable à celle du cycle lunaire. Les candidates doivent venir tous les soirs au centre pour participer à des danses en présence d'un groupe de femmes enceintes. Ces séances sont conduites par des membres du centre déguisées en hommes. Elles consistent à imiter les différentes positions de l'accouplement hétérosexuel, les femmes enceintes, formant un cercle autour des danseuses et reproduisant les cris par lesquels les danseuses expriment les différentes phases du plaisir. À la fin du stage, chaque couple de danseuses dont l'une est déguisée en homme se retire pour passer la nuit ensemble. Avant de se coucher, chacune doit dire à sa compagne déguisée : «je veux être la femme de l'homme. » L'autre doit la prendre comme l'homme prend la femme. Le matin, après s'être assurées que leur ovulation a repris, les candidates se font inséminer. 


Chez l'homme, la production gamétique et la sécrétion hormonale étant constantes et régulières, la séparation n'a pas causé de modifications apparentes dans sa physiologie sexuelle et génitale. Le premier obstacle à surmonter pour les hommes candidats à la procréation était de trouver un utérus artificiel disponible. Si les hommes et les femmes avaient les mêmes quotas de procréation, les femmes avaient cet avantage de pouvoir porter elles-mêmes leurs enfants, alors que la grossesse chez l'homme n'était pas encore maîtrisée. Ce qui faisait que les hommes qui voulaient un enfant devaient commencer par trouver une matrice disponible. Or celles-ci étaient en nombre limité, car leur construction était soumise aux quotas de procréation annuels consentis aux hommes. Il fallait donc, souvent, s'inscrire sur une liste d'attente avant de pouvoir en disposer, à moins de tenter soi-même une grossesse risquée, avec les inconvénients d’avoir à élever un enfant, alors que l’utérus artificiel faisait naître un homme adulte. 


Le Père a attendu plusieurs années avant de pouvoir disposer d’une matrice. Lorsque son tour est venu, il s'est présenté à un centre de procréation assistée pour choisir son ovule et assister à la conception in vitro de son fils. Pendant tout le mois qui suivit, il fit le même rêve tous les soirs : il faisait l'amour avec un ovule congelé. Lorsqu'il se présenta au centre de procréation assistée, il fut accueilli par un homme grisonnant, en combinaison. Sans tarder, il commença à vanter les produits et les méthodes du centre : 

— Vous savez, monsieur, un ovule c'est très fragile, si la congélation est mal faite, vous fracturez la cellule. Le moment pendant lequel vous congelez est aussi très important. La cellule doit être mûre. Les ovules que nous allons vous proposer ont été congelés cinq heures après leur synthèse. Notre technique de congélation a fait ses preuves. Elle consiste à congeler d'abord la cellule à une température de – 7° Celsius. À cette température, elle devient solide. Alors nous abaissons doucement cette température jusqu'à –196° Celsius. C'est ce qu'on appelle le "temps biologique". À –196° la cellule ne vieillit plus. Théoriquement, on peut la conserver indéfiniment. Pratiquement, nous gardons les ovules congelés un maximum de dix ans. 

Le Père et l'homme en combinaison blanche arrivèrent enfin dans la salle des fichiers du centre. Il y avait là tous les ovules congelés avec leur date de congélation et leur patrimoine génétique.

— Prenez votre temps, dit l'homme en combinaison blanche, choisissez l'ovule qui vous semble le plus digne de votre fils. Lorsque vous aurez fait votre choix, appelez-moi en pressant le bouton jaune, là devant vous. Nous procéderons alors sans tarder à la fécondation. 

Le Père, ayant fait son choix, fut rejoint par l'homme en combinaison blanche qui le conduisit dans la salle de fécondation. Là il fallait d'abord ramener l'ovule à la vie pour pouvoir le féconder. 

— La phase de réchauffement doit être rapide. C'est la clé de l'opération. Il faut aller vite, sinon la glace cristallise à l'intérieur de l'ovule et celui-ci se détériore. Il passe de – 196° à + 40° en une demi-minute environ.

Lorsque l'ovule est revenu à la vie, l'homme à la combinaison blanche préleva une quantité de sperme sur le Père et procéda à la fécondation de l'ovule décongelé. Un spermatozoïde a pénétré l'ovule, leurs noyaux se sont accouplés. L'œuf ainsi obtenu fut placé dans la matrice, à l’intérieur de laquelle il allait rester dix-huit mois durant lesquels les cellules allaient proliférer, construire et assembler organes et tissus pour façonner un homme adulte. 


C'est au terme de cette période que le Père est revenu au centre. Dans la salle d'attente, il continuait à fumer sa cigarette éternelle et à faire les cent pas dans son fauteuil mobile. Enfin, le steward au rire arcadien se montra.

 — Suivez-moi monsieur, dit-il, je vous conduis dans la salle des noms. 

Le Père sauta de son fauteuil mobile, sans prendre le temps de l'arrêter et suivit le steward qui semblait totalement indifférent à l'impatience qu'il manifestait. Il fallait donner à l'ordinateur le nom du père, la date de naissance du fils et un chiffre pris au hasard. C'est à partir de ces trois données que l'ordinateur baptisait les nouveau-nés. Le Père donna son nom, la date de naissance de son fils, choisit un chiffre et pressa la touche correspondante sur le clavier. L'écran de l'ordinateur s'obscurcit. Il resta ainsi un long moment, comme intrigué par les données qu'il venait de recevoir. Puis, il afficha un nom en quatre lettres : Adam. 


Le tout n'était pas de sortir de sa matrice, encore fallait-il être un homme. Les autres vous rappellent sans cesse, non pas ce que vous voulez être, mais ce que vous devez être. « Sois un homme ! Sois un homme ! Sois un homme ! » Adam opta pour la solution la plus simple : être un homme, c'est faire comme les autres. Il prit l'habitude de considérer son individualité comme une résultante de l'interaction des autres et s'efforça de ne plus la prendre trop au sérieux. 


L'identité des hommes, c'est face aux femmes et contre elles qu'elle s'affirmait. Chacun des deux sexes s'appliquait à exalter sa spécificité pour affirmer davantage sa personnalité. Les hommes et les femmes, pour éviter le retour à la mixité, s'employaient à accentuer leurs différences par tous les moyens. Les femmes, pour affirmer davantage leur féminité, se nourrissaient d'aliments différents de ceux des hommes. Mais ce culte de la spécificité renforçait l'attrait des sexes et rendait la séparation encore plus difficile à préserver. Cependant, la technique ayant pris en charge la reproduction des hommes et des femmes, la sexualité qui, à l'origine, n'était que la force motrice de la reproduction de l'espèce, était devenue une forme vide, un comportement aberrant, un leurre ; même si certains essayaient de substituer à l'instinct de reproduction une morale du plaisir. La sexualité étant devenue une fonction vide, le plaisir n'était plus qu'une affaire d'éducation. 


Les hommes et les femmes avaient développé chacun une morale du plaisir excluant l'autre sexe. Dans chaque communauté, l'imagination érotique de l'autre sexe était censurée. L'érotisme et la pornographie étaient conçus de telle sorte que le corps de l'homme mis en spectacle ne puisse stimuler que le désir de l'homme. De même que le spectacle du corps de la femme ne devait réveiller que le désir de la femme. Le narcissisme des deux sexes et leur instinct du plaisir trouvaient leur satisfaction dans cette imagination sexuelle maîtrisée. Cependant toutes ces différences n'ont rien changé à la complémentarité originelle des sexes. La séparation n'a pas modifié la division du travail. Il y avait toujours une interdépendance économique entre les deux. Cette mutuelle dépendance a obligé les deux communautés à maintenir leur cohésion. Mais l’évolution de leurs langages n’allait pas dans ce sens : c'est ainsi que, par exemple, le genre masculin avait tendance à disparaître de la langue parlée par les femmes. Pour continuer à se comprendre, les deux communautés prirent l'habitude d'organiser, à intervalles réguliers, des concours d'éloquence où la palme revenait à celui ou à celle dont le discours comportait le plus grand nombre de mots de l’autre genre. Mais la véritable institution pour la cohésion des deux communautés était le service mixte.

Ce soir, Maniké était perturbée. Demain, tôt dans la matinée, elle devait se rendre au centre d'examen d'aptitude au service. Elle allait peut-être pour la première fois de sa vie vivre en communauté mixte. Elle savait qu'elle avait peu de chance d'être retenue. Pour elle, les hommes représentaient l'autre face de l'humanité. Ils l'intriguaient un peu, mais elle ne les associait jamais à sa vie. Jusqu'à ce jour, elle ne les avait connus que sous leurs combinaisons anti radioactives. Absorbée dans ses réflexions, elle finit par s'endormir.


 « La plus dure épreuve du service mixte consistait à escalader une gigantesque sculpture d'acier en forme de phallus. Au pied de la sculpture, deux gorilles se saisirent de Maniké, lui arrachèrent ses vêtements et lui ordonnèrent d'escalader, avec pour seuls crampons ses mains et ses pieds nus. Le phallus d'acier était si lisse que Maniké, chaque fois qu'elle l'avait escaladé sur quelques mètres, retombait dangereusement à sa base, puis, sous les coups de fouet des gorilles, elle recommencait l'ascension. Elle l'entourait de ses jambes et de ses bras, mais il était si volumineux qu'elle n'arrivait pas à joindre ni ses pieds ni ses mains, de telle sorte qu'elle était obligée d'employer tous les muscles de ses jambes et de ses bras pour l'enserrer. Mais elle finissait à chaque fois par lâcher prise et retombait meurtrie, suffocante… » Elle se réveilla en sueurs. Ce n'était qu'un mauvais rêve ... 


Le lendemain matin, Maniké se présenta à l'entrée du centre d'examen d'aptitude au service. Elle introduisit dans la serrure de la porte d’entrée la carte magnétique qu'elle avait reçue en même temps que sa convocation. La serrure la happa, pour la lui recracher quelques secondes après, pendant que la porte s'ouvrait. Elle reprit sa carte et entra dans un hall étroit entièrement couvert de miroirs qui lui renvoyaient son image infiniment multipliée. Son cœur battait de plus en plus fort, à mesure que l'ascenseur descendait. Jusqu'à présent, elle n'avait rencontré que le froid poli du verre et de l'acier, rien qui ressemblât à une voix ou à une forme humaine. Lorsque l'ascenseur s'arrêta, elle se dirigea vers la porte qui portait le même numéro que celui de sa carte, introduisit sa carte et entra. La porte se referma derrière elle. 


Adam a toujours été fasciné par les femmes, il pensait que leurs différences physiologiques avec les hommes étaient la conséquence de la première catastrophe nucléaire. À cette époque, l'humanité était exclusivement masculine. Les hommes irradiés connurent une série de mutations génétiques qui en firent des femmes. Adam attendait avec impatience sa convocation pour le service mixte, pensant que ce serait là l'unique occasion de percer le mystère des femmes. Aujourd'hui, en se rendant au centre d'examen d'aptitude, il avait le cœur serré, la gorge sèche et les mains moites. Lorsqu'il ouvrit la porte correspondant au numéro de sa carte, il vit une femme assise, dont il ne distingua pas parfaitement les traits, à cause de la lumière tamisée de la pièce. Lorsque la porte se fut refermée derrière lui, il était toujours figé à la même place, sur ses gardes, comme face à un danger. Dans le dépliant qu'il avait reçu avec sa convocation, il était précisé que l'homme devait faire le premier pas, en faisant une déclaration d'amour, conformément à la pratique antique de l'amour entre hommes et femmes. Des modèles étaient proposés, suivant qu'on se voulait tendre, passionné ou romantique. Mais Adam trouva ces modèles tous aussi ridicules les uns que les autres, tout en enviant secrètement les femmes qui, elles, n'avaient qu'à donner une réponse qui, d'après le dépliant, pouvait se réduire à un simple regard consentant. Tous les modèles proposés étaient dans un style métaphorique où les images de la nature semblaient être les seules dignes de décrire la femme qu'on veut aimer. Les femmes semblaient particulièrement sensibles aux choses de la nature. Elles voudraient être des fleurs, des astres, des animaux, le jour, la nuit, la vie et la mort. Cette prédilection s'explique peut-être par une nostalgie de l’Ancien Monde. La veille, Adam était allé dans une galerie de peinture spécialisée dans les paysages. Ces galeries jouent aujourd'hui le rôle des parcs disparus. Le public y vient pour retrouver les cadres naturels perdus. C'était la première fois qu'Adam visitait ce genre d'endroit. Par l'évocation de la nature, c'était la femme qu'il espérait découvrir. Les paysages peints étaient pour lui autant d'images de la femme qu'il allait découvrir. Un tableau avait particulièrement frappé son imagination. La notice disait : « Forêt de cocotiers sur une plage.» C'était cette image qui venait maintenant à son esprit en présence de cette femme à laquelle le rituel du service mixte l'obligeait à faire une déclaration d'amour. 

— Tu es comme un cocotier sur la plage, dont la vague a labouré les racines et qui, plus sensible que les autres à l'appel de la mer, s'est penché, se détachant sur l’azur du ciel, pour former le plus beau bouquet du monde ! 

Maniké battit ses paupières dans un rythme rapide et saccadé, l'ombre de ses cils faisait la nuit et le jour dans ses yeux. Elle était désorientée par la déclaration qu'elle venait d'entendre. Elle avait appris par cœur tous les modèles qui figuraient dans le dépliant et celle que venait de lui faire l'homme devant elle ne ressemblait à aucun d'entre eux. Pourtant c'était une belle déclaration d'amour, plus belle que toutes celles qu'elle avait lues ! Elle était touchée d'être la seule à l'entendre. 


Adam a bien noté le mouvement des yeux de Maniké. Elle semblait étonnée. Il craignait d'avoir dit un mot qu'il ne fallait pas. Il alla s'asseoir près d'elle. Au début, ils ne se quittaient pas du regard, chacun fixant l'autre avec une méfiance qui éveillait tous leurs sens. Maintenant, Maniké le quittait de temps en temps du regard et ne le ramenait sur lui que timidement. Chacun regardait maintenant l'autre comme s'il avait peur de rencontrer son regard. Puis, instinctivement, chacun décida de plonger pour éprouver l'effet du contact du corps de l'autre. Ils commencèrent à se toucher. Chacun mettait ses mains sur une partie du corps de l'autre et les enlevait précipitamment, comme s'il craignait que la peau de l'autre ne collât à ses mains et se détachât avec elles. Puis, cette crainte passée, chacun attarda ses mains sur la peau de l'autre. Ensuite, les mains ne suffisant plus, chaque corps voulut éprouver le contact de l'autre sur toute sa surface.


Maniké était maintenant dans son bain, couchée sur le dos, les genoux pliés, elle regardait ses jambes blanches et lisses. « Que reste-t-il de l'amour après que les jambes se soient fermées ? » se demandait-elle. Tout en pensant à cette question, elle écartait doucement ses jambes, puis les ramenait l'une vers l'autre. Quand elle les entrouvrait, l'eau se transformait en gouttes sur toute la surface de contact. Lorsqu'elle les rapprochait, ces gouttes anticipaient le moment de leur rencontre en s'attirant comme des aimants pour se fondre, formant ainsi une infinité de liens fluides extrêmement fragiles, qui se tissaient et se défaisaient au rythme du mouvement des jambes. « Les liens de l'amour seraient-ils aussi fragiles que ces liens fluides éphémères ? » Elle n'avait aucune idée, ni du sens, ni de la portée de l'expérience qu'elle venait de vivre. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle venait de s'acquitter d'un rite indéfini, mais obligatoire. Elle souhaitait que cette expérience s'arrête là, qu'elle ne soit pas retenue pour le service. Bien sûr, le moment qu'elle vient de vivre a été amusant, mais il a eu un côté étrange qui l'inquiétait. La suite de cette expérience dépendait des autorités du service. Tout à l'heure avec Adam, elle devait se rendre dans l'immeuble, de l'autre côté de la rue, pour connaître leur décision. 


Ayant fini de se préparer, Maniké sortit de la salle de bains pour rejoindre Adam. Elle s'approcha de lui, appliqua ses lèvres sur sa joue. Lorsque son visage s'éloigna du sien, Adam constata avec surprise que sa joue était reliée aux lèvres de Maniké par de fins lambeaux de chair qui semblaient être un mélange de la peau de sa propre joue et de celle des lèvres de Maniké. Les lambeaux qui étaient inégaux dans leur épaisseur et dans leur largeur avaient les couleurs de la lumière vue à travers la chair humaine dans l'obscurité. Ce que traversait la lumière actuellement, c'était un mélange de fines lamelles de peau et de rouge à lèvres. Lorsque Maniké sourit, la partie fine des lambeaux partant du côté gauche de sa bouche se dilata et se déchira sous l'effet de la décontraction des lèvres, laissant de fines lamelles de chair et de peau, collées irrégulièrement sur les dents qui étaient maintenant découvertes.

 

Les yeux d'Adam étaient devenus deux microscopes. Il ne voyait plus l'espace entre les murs de la pièce, ni le lit sur lequel Maniké était maintenant assise, ni les contours de sa silhouette, ni son visage, ni les limites extérieures de sa bouche. Même les lèvres et les dents dans cette bouche étaient devenues floues, comme par l'effet d'un agrandissement exagéré. Il ne voyait plus que les parties des lèvres et des dents desquelles partaient les lambeaux. Son regard les suivait dans la direction de son propre visage et s'arrêtait lorsque le flou de celui-ci se confondait avec le flou des lambeaux de chair et de peau, au niveau de sa propre joue. Il se leva brusquement dans une tentative de casser cette chaîne monstrueuse. Son mouvement provoqua plusieurs déchirures, mais la chaîne se maintint. « Sortons ! », dit-il avec impatience, comme si l'air dans la pièce était devenu irrespirable. Arrivé au seuil de la porte, il tomba lourdement, se releva, trébucha au premier pas et retomba de nouveau. Il avait perdu le sens de l’équilibre. Tous ses sens s’étaient concentrés sur la chaîne de chair et de peau, sur laquelle s'était focalisé tout le champ de sa perception. 

— Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui t’arrive ? Ça ne va pas ? 

Adam ne répondait pas. Elle commençait à avoir peur, peur que cet homme ne meure entre ses mains, peur qu'on l'accuse de l'avoir empoisonné... Elle l'aida à prendre l'ascenseur, elle était obligée de le porter pour le maintenir debout. Dehors, alors qu'ils attendaient pour traverser la rue, Adam tomba devant une voiture qui venait à toute vitesse. Le conducteur freina à grands bruits de crissements de pneus et de klaxon, mais toucha légèrement Adam. Ce fut le choc et le bruit qui le ramenèrent à ses sens. Il vit la voiture, Maniké qui le tenait par le bras, la rue, les autres voitures, les passants et les maisons. Sa perception était revenue dans son champ normal. Il n'y avait plus de lambeaux de chair et de peau, du moins il ne les voyait plus. Mais il était certain qu'ils étaient encore là, à leur place, même s'ils étaient devenus invisibles. Il acquit la certitude que les corps ne sont pas séparés comme avec la hache, qu'ils s'interpénètrent par des liens invisibles, que l'humanité est un gigantesque corps dont les corps individuels ne sont que des cellules. Les lambeaux de chair et de peau n'étaient qu'une infime fibre de la vaste toile invisible des tissus reliant les corps humains. Maniké était heureuse de constater que le malaise d’Adam était passé. Maintenant, elle avait hâte de connaître le verdict des autorités du service mixte. 

 

Cette fois, il y avait quelqu'un qui les attendait à l'entrée, un être morphologiquement ambigu, balançant entre l'homme et la femme, un de ces hommes ou une de ces femmes du service qui, à force de vivre dans la mixité, étaient devenus androgynes. Maniké ne quittait pas Androgyne des yeux. Elle n'avait jamais vu une harmonie aussi parfaite entre des caractères contraires. Sa petite taille et son embonpoint lui donnaient une forme presque ronde. Sa démarche avait la sphéricité de sa silhouette. Il semblait posséder une force et une vigueur extraordinaires. Ses mains avaient la finesse et la beauté de celles d'une femme, mais il y avait aussi en elles la rugosité et la force des mains d'un homme. Androgyne prit les convocations que lui présentaient Maniké et Adam et leur demanda de le suivre. Il les introduisit dans une salle de visionnage à faux plafond bas. L’écran souple incurvé, entièrement translucide, avait une diagonale de plusieurs mètres. Il était accroché au mur comme une affiche. L’éclairage très localisé faisait pénombre, mais les rubans lumineux courant le long des plinthes guidaient les pas.

— Nous allons voir, si votre rencontre s'est bien passée. Dit Androgyne, en s’engouffrant dans son fauteuil. 

Et il démarra la lecture. Un flux audio-vidéo inonda la salle. Maniké apparut seule dans une pièce. Elle se taisait. Elle semblait à la fois impatiente et inquiète. Sa respiration était régulière, un souffle à peine audible, un flux d'air qui, par les deux narines, reliait les poumons à l'atmosphère de la pièce. Par moments, le souffle devenait plus fort, la masse d'air entrant par les narines dans les poumons semblait s'accroître, les poumons l'expiraient par les narines et la bouche, comme si Maniké était oppressée. Maintenant, un autre bruit venait perturber l'ambiance sonore de la pièce et masquer le souffle de la respiration de Maniké : le bruit de la serrure de la porte. La porte s'ouvrit. Adam entra. Elle se referma derrière lui. On pouvait entendre de nouveau le souffle de la respiration de Maniké et, à une échelle nettement supérieure, celui de la respiration d'Adam, plus rapide et plus saccadée.

 

Androgyne regardait attentivement les images et écoutait en silence. Sur l'écran, la bouche d'Adam s'ouvrit en même temps que le son de sa voix traversait les enceintes acoustiques. « Tu es comme un cocotier sur la plage, dont la vague a labouré les racines et qui, plus sensible que les autres à l'appel de la mer, s'est penché, se détachant sur l’azur du ciel, pour former le plus beau bouquet du monde ! » 

De nouveau, les deux souffles dominaient l'ambiance sonore de la pièce. Adam se dirigea vers la partie de la pièce où était Maniké pour s'asseoir près d'elle. Maintenant, ils se regardaient à tour de rôle, chacun semblant vouloir éviter le regard de l'autre. Puis le rythme de leur souffle devint plus rapide et plus violent à mesure que leurs corps se frottaient et s'enlaçaient pour se fondre ensemble. À présent, leurs souffles n'étaient plus qu'une succession de râles et de cris de désespoir. Des râles et des cris qui pouvaient exprimer aussi bien le plaisir que la douleur de deux êtres qui s'efforçaient de se fondre en un seul, pour guérir la nature humaine. 


Maniké était stupéfaite devant ces cris extraordinaires qu'elle entendait pour la première fois. Elle ne reconnaissait ni sa voix ni celle d'Adam. C'était l'expression de son propre visage dans ces images qui la terrifiait le plus. En même temps que ces cris sortaient du fond de sa gorge, comme un écho immémorial de mort, son visage exprimait un profond silence et une volonté farouche d'accomplir l'œuvre de la vie. Androgyne arrêta la lecture en déclarant : 

— Vous êtes tous les deux aptes pour le service mixte ! Mais vous avez commis une grave erreur qui pourra un jour causer votre perte : vous avez copulé de front. Vous avez pourtant bien lu dans le dépliant du service que la copulation frontale est interdite. Par votre transgression de l'interdit, vous risquez d'éprouver l'amour, qui est un sentiment interdit. Ceux qui éprouvent ce sentiment s'attachent à un membre de l'autre communauté et perturbent les lois sacrées de la cohabitation. Ceux qui sont convaincus du délit d'amour sont envoyés dans les camps de rééducation et n'en sortent qu'après leur guérison. Si vous ne réussissez pas à dissocier désir et sentiment, vous courez à votre perte. Vous recevrez vos convocations avant la fin de la semaine. 

Adam et Maniké se quittèrent sans se regarder, chacun dans sa direction.