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La tâche de l’auto traducteur.

Par Moussa Ould Ebnou.

 

 

« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » (Proust) 1.

 

« Le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse. » (Roland Barthes) 2.

 

     

        Ma prise de conscience du caractère bilingue de la culture mauritanienne m’a conduit à une mise en cause des repères linguistiques grâce auxquels se constituent et se distinguent les littératures arabophone et francophone, m’obligeant tout naturellement à reconsidérer la nature des relations qui nouent ces littératures entre elles.

 

                   

        Pour moi, comme pour beaucoup d’écrivains en langue étrangère, le bilinguisme est un lègue imposé par la colonisation. Mon utilisation du français comme langue d’écriture s’explique par le fait que, dans mon pays, j’ai été scolarisé à l’école française. Mais ce n’est pas parce qu’un auteur est bilingue ou plurilingue qu’il écrit dans deux ou plusieurs langues. On prendra donc comme référence la définition du bilinguisme littéraire avancée par Ramier Grutman: «Pour pouvoir être dit bilingue, l’écrivain doit posséder non pas deux langues mais deux langues d’écriture, qu’il s’est choisies (ou que les circonstances lui ont imposées) pour s’inscrire dans une tradition littéraire »3.

 

  J’ai commencé ma carrière littéraire dans une langue autre que l’arabe, ma langue maternelle, comme c’est le cas pour beaucoup d’auteurs, passant par le détour de la langue étrangère pour s’exprimer. Au début j’écrivais uniquement en français, mais après la publication de mon deuxième roman, j’ai opté pour le bilinguisme littéraire, en auto traduisant vers l’arabe mes livres déjà publiés en français. Cela n’a pas été un passage définitif et exclusif à l’arabe, mais une coexistence des deux langues. Jusqu'à aujourd’hui j’ai produit toutes mes œuvres dans les deux langues, écrivant à chaque fois la version française et l’éditant en premier lieu, sauf pour mon dernier roman (حج الفِجار), dont la version arabe est parue en 2005, alors que son "original", la première version écrite en français, n’est parue qu’en 2016…

                                                                                                                            

L’hybridation linguistique du texte français fait qu’on peut se demander s’il n’est pas en fait une citation du texte arabe non encore écrit. Le manuscrit français "original" est la représentation symbolique du travail des langues côte à côte.  Le texte se donne en même temps que sa traduction, en simultanéité, en réciprocité, dans une lecture duelle seule apte à préserver l’infini et la vie du sens. Il ne se constitue donc que par sa traduction et seule celle-ci assure son originalité, dans la mesure où l’original n’existe que cité ou traduit, n’existe qu’en citation ou traduction. C’est parce qu’il appelle la traduction qu’il devient « un original, une œuvre. »4. Autrement dit, ce que je commence à écrire en français est déjà sa version arabe, même si cette version originale ne sera écrite que lorsque le français sera auto traduit.

 

              Dès le début du processus d’écriture, je destine ma première version à l’auto traduction, ce qui veut dire que le texte premier n’est jamais amené à exister dans son unité mais dans la dualité linguistique. En effet, la deuxième version prolonge la première et devient ainsi une continuation de l’écrit original qui ne sera "complet” qu’une fois passée l’étape de l’auto traduction.5.

 

       Comment expliquer cette volonté de dédoublement textuel ? Au niveau stylistique, on peut penser que le fait de s’y prendre à deux fois, de réécrire le texte dans une autre langue, permet d’approfondir l’écriture dans un cadre ludique. Au niveau thématique, l’auto traduction permet d’unifier la vision double de ma personnalité engendrée par le bilinguisme. Dans cette optique, je m’auto traduis afin d’apprivoiser ma dualité linguistique et de coïncider avec moi-même. L’auto traduction ou la création parallèle peuvent alors apparaître comme une façon de transcender le clivage, de réconcilier les deux moitiés de l’être intérieurement déchiré, en faisant cohabiter harmonieusement les deux langues.

 

       Écrivant en français pour communiquer des réalités arabes je recours souvent à l’emprunt de mots arabes en français et parfois à l’adaptation. La version auto traduite m’offre l’occasion de retrouver ma langue maternelle. Malgré le travail complexe de la traduction, je redeviens plus spontané en arabe. Quoi qu’il en soit, la version arabe comporte le degré suprême de récupération de l’authenticité, retrouvée dans l’auto traduction.

 

       A la lecture des deux versions, française et arabe, on se demande dans quelle langue première elles ont été écrites, et on ne sait plus quelle version considérer comme le volet central de la paire. En réalité, nous nous trouvons devant un triptyque dont le volet central est la version initiale non écrite (tout texte n’est-il pas la traduction d’un texte idéal n’existant que dans l’esprit de son créateur, qui ensuite en opère la « mise en mots » dans une ou plusieurs langues ?) et les volets latéraux, la version française et la version arabe auto traduite.

 

       Ma "langue première d’écriture", la langue d’écriture de la première version du texte, c’est le français et ma "langue seconde d’écriture", la langue de l’auto traduction, c'est l’arabe, ma langue maternelle. J’ai donc comme première langue d’écriture une langue étrangère, mais j’assure la traduction, ou la réécriture, de mes œuvres de la langue étrangère vers la langue maternelle ; je produis des œuvres qui, dans leur première version "originale", sont en français, mais qui paraissent rapidement en arabe.

 

Dans ma pratique, le bilinguisme littéraire ou l’écriture bilingue est écriture en langue première, le français (seconde langue étrangère) et auto traduction en langue seconde, l’arabe, langue maternelle, deuxième langue d’écriture et première langue étrangère, suivant la théorie derridienne d’après laquelle la langue maternelle n’est que la première des langues étrangères que l’on apprend. Derrida estime en effet que le monolinguisme est une impossibilité. Selon lui, il existe une sorte de pré langage dans lequel les individus puisent et duquel ils traduisent pour exprimer leur pensée. Par conséquent, la traduction serait inhérente à l’acte de langage, toujours une opération première plutôt que, comme communément accepté, seconde. Notre langue maternelle serait donc en quelque sorte aussi notre première langue étrangère. Derrida affirme ainsi que l’on ne possède jamais la langue que l’on parle, qu’on y est en fait toujours étranger.6.

 

               De la pensée à l’écriture une traduction a déjà eu lieu, avec toutes les

trahisons qu'elle implique. Il se peut que, en traduisant sa propre trahison, en trahissant à nouveau, on puisse atteindre la pensée d'origine. Chaque auto traduction, dans toute la gamme des possibilités (écriture, réécriture dans une autre langue, plusieurs versions dans la même langue, mises en scène qui corrigent la première écriture, etc.), est toujours une tentative pour regagner l'écriture première, l'écriture avant l'écriture.

 

       Je me suis souvent demandé quelles raisons me poussent à écrire en français puis à m’auto traduire en arabe. Je dirais à la suite de Beckett que « ma propre langue m’apparaît comme un voile qu’il faut déchirer en deux pour parvenir aux choses (ou au néant) qui se cachent derrière »7. En écrivant d’abord en français je cherche à m’éloigner de ce qui m’est familier en prenant mes distances avec ma langue. Le français, la langue étrangère, est un outil nécessaire pour se défaire de la rhétorique de la langue arabe et échapper aux conventions, automatismes et expressions de la langue maternelle. Le français incarne pour moi un espace de liberté où je peux mettre de côté les pressions de la langue arabe et explorer d’autres modes d’expression. La langue étrangère se présente comme une substance neutre, pleine de potentiel, favorisant une certaine liberté d’écriture. La distanciation linguistique offerte par la langue étrangère ouvre un horizon de créativité inexistant dans la seule langue maternelle.

 

       Mon écriture en langue première se caractérise par la mixité et l’hybridation linguistique, dans la mesure où le manuscrit français est souvent rédigé avec un mixage de fragments en arabe, en prévision de l’auto traduction ou de la réécriture et à cause des ressources spécifiques propres à chaque langue. Il comporte toujours des passages écrits dans les deux langues à la fois (prothèses, greffes, traduction, transposition), créant une troisième langue en mélangeant les deux langues. Cependant, l’hybridation linguistique se trouve réduite dans le texte -arabe ou français- prêt à l’édition : Les termes étrangers sont systématiquement transcrits en caractères de la langue d’accueil et leur sens traduit.

     

  1. Auto traduction.

 

       D’après la définition qui en a été donnée par Popovic, l’auto traduction est « la traduction faite par l’auteur d’un texte source. »8. L’auto traduction peut être considérée comme l’éthique de l’écrivain dans les sociétés bilingues. Beaucoup ont pratiqué cet exercice à la fois trompeur et gratifiant, qui peut donner l'illusion d'un transfert complet du sens, des particularités stylistiques (puisque auteur = traducteur), d'autant plus que l'auteur est un parfait bilingue. Mais comment font ces auteurs traducteurs lorsqu'il s'agit de rendre dans la langue d'accueil un certain bagage culturel, la couleur locale, l'étrangeté de l'original et d'obtenir le même effet auprès d'un public second ? Si traduire constitue un cas de réécriture d’une œuvre étrangère originale dans une langue d’accueil, la traduction d’un auteur par lui-même elle, représente sans nul doute une occasion unique d’observer comment un texte devient un autre sans toutefois cesser d’être le même.

 

        Le texte original et son auto traduction font tous les deux partie du même mouvement créatif. En répétant et déplaçant le premier texte l’auto traduction indiquerait que le langage n’est pas un outil satisfaisant et qu’il faut donc sans cesse réitérer l’acte créatif. Ainsi, j’éprouve un sentiment de non achèvement tant que mon texte original français n’a pas été traduit en arabe. L’auto traduction est donc une continuation de l’œuvre qui ne pourrait devenir "finie" que par la production de la paire texte origine et traduction.

 

        L’autocorrection est caractéristique de cette démarche auto traductive. Je me place au sein d’un système littéraire qui se caractérise par le mouvement, le dialogue, d’une langue à l’autre, dans un espace où aucune des deux langues n’est autonome mais existe toujours dans sa complémentarité à l’autre. Mes œuvres orbitent les unes par rapport aux autres dans un système de création littéraire dynamique où l’importance de l’original est constamment remise en question par l’existence de l’autre version. La production et l’existence de deux "mêmes" versions d’un texte donné suggèrent l’existence d’autre chose sous, ou derrière, les deux langues, chose que cette répétition de l’acte créatif aurait pour but de mettre à jour. Chaque version est une auto traduction faite pour les lecteurs qui comprennent cet original.9.  L’auto traduction fait coexister les textes dans un entre-deux linguistique et textuel. Les textes orbitent les uns par rapport aux autres mais sans doute aussi autour de ce "Urtext" (texte original) que l’écriture tente d’appréhender.

 

  1. Auto traduction et réécriture. 

 

        Les écarts entre la version source et de la version auto traduite existent et sont fonction du choix de la langue d’écriture, même si la trame événementielle, les personnages, le cadre spatio-temporel, le mouvement narratif et les autres éléments diégétiques ne changent pas d’une langue à l’autre. La traduction du même contenu diégétique est loin d’être un simple transfert de code ; elle implique, par le simple changement de code, des transferts d’univers de croyances partagés, des stéréotypies fixées dans les dénominations de chaque code et toute la charge culturelle qui transcende le code linguistique dans son intégralité.  Ainsi la traduction se transmue-t-elle en réécriture, c’est-à-dire une reprise à la fois identique et autre, l’autre confirmant l’identique dans une dialectique de création à laquelle l’auteur traducteur ne peut échapper. La traduction auctoriale ne produit pas des traductions en tant que tel, mais plutôt des seconds originaux. En effet, quand un auteur se traduit lui-même, il opère des changements par rapport au texte d’origine qu’un traducteur allographe ne pourrait pas se permettre. L’auto traducteur n’a donc pas d’obligation de fidélité et ces deuxièmes versions sont ainsi bien souvent des recréations. En conséquence, certains auteurs auto traducteurs, comme Huston, rejettent le terme de "traduction" au profit du terme "réécriture"10.

 

  1. Onomastique et auto traduction.

 

       Le nom propre est-il intraduisible ? Le recours à l'étymologie peut constituer un procédé exégétique qui permet de lire la configuration symbolique de quelques noms fondamentaux. Mais c’est le « raisonnement par traduction », comme l’appelle Etienne Gilson, qui permet la connaissance des noms et leur traduction.11.

 

        En littérature, le nom propre peut se charger de signification au même titre que les autres mots du texte selon un processus de remotivation sémantique qui n'a souvent rien à voir avec l'appellation originelle. Le propre du langage poétique est d'être motivé, finalisé, c'est-à-dire de substituer à la complémentarité arbitraire du signifiant et du signifié une solidarité nécessaire et transparente. L'anagramme et les différentes formes de la paronomase (la juxtaposition de mots ayant des phonèmes communs mais des signifiés différents) sont employés pour prouver la justesse de la dénomination. Le lecteur doit pouvoir donner une valeur sémiotique au nom propre, c'est-à-dire déterminer sa capacité de signification à l'intérieur du champ littéraire auquel il appartient. Selon Roland Barthes « chaque nom a son spectre sémique » qu'il s'agit d'analyser, de «catalyser».

 

       La traduction onomastique doit rester dans le champ clos du texte pour en maximiser la fonction poétique. Ainsi, pour prendre l'exemple de "Gara", le héros de mon roman Barzakh (DIWAN 2017), ce nom de personne suggère par sa transparence formelle celui de ‛Abdallah ibn Yassine, l’inspirateur des Almoravides, bâtisseurs de l’Empire qui porte leur nom, et qui a marqué l’époque dans laquelle prend source l'épopée du personnage. En effet, le nom réel de ‛Abdallah ibn Yassine est : Sidi Abdallah moul Gara, nom quasiment absent du texte, mais suggéré par le nom du héro du roman, Gara, et par celui de son père, Fara Moul. La racine berbère Moul Gara et les sonorités négro-africaines des noms "Gara" et "Fara Moul", traduisent le caractère duel, berbère et africain, de l’époque.  Ainsi les procédés mimétiques du langage tendent à se multiplier pour mieux défaire le nom propre de son opacité sémantique.

 

       La relation de signification, par laquelle le nom propre organise des motivations, peut se constituer selon deux axes de coordonnées :

  • L'axe sémasiologique qui part du signe pour en expliciter le sens. Ainsi, toujours dans Barzakh, "Ghostbuster", anglicisme non traduit, est le nom du chef de la mission archéologique qui parcourt le Sahara, et signifie : "chercheur de fantôme", dénotant le caractère d’archéologue du personnage en quête d’une citée saharienne disparue. Une affinité phonique suggère la valeur prédicative de ce nom, dans la mesure où la cité recherchée se nomme Aoudaghost. Le rapprochement des sonorités voisines des noms Ghostbuster et Aoudaghost, provoque des rencontres inopinées de sens par la seule attraction des sons (citation).
  • L'axe onomasiologique de ce nom de personne (Ghosbuster) part du sens global du concept pour inventer un signe qui rende compte le mieux possible de ce sens. Un rapport intime s'établit entre la dénomination et le caractère de la personne qui en est l'objet. Ainsi le lecteur pourra réécrire ce nom de personne sous forme symbolique : le signe original, "Ghostbuster", trouvera alors dans son esprit une signification en accord avec le sens projeté: "Ghost", fantôme d’Aoudagost (La cité caravanière disparue) et "buster", chercheur → Ghostbuster, Chercheur d’Aoudaghost...

 

       La retraduction des œuvres bilingues dans une langue tierce acquiert donc un autre degré de complexité, car elle se doit de tenir compte des traductions qui l’ont précédée, et en premier lieu de l’auto traduction qui l’a précédée.

 

 

Références.

 

  1. Proust, Marcel. Contre Sainte-Beuve. Paris : Gallimard, 2002.
  2. Barthes, Roland. Le Plaisir du texte. Paris, Éd. du Seuil, 1973.
  3. Grutman, Ramier. Bilinguisme. Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base. Dir. Michel Beniamino et Lise Gauvin. Limoges : Presses Universitaires de Limoges, 2005. 29.
  4. Derrida, Jacques. Des Tours de Babel, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Gaulée, 1985, p. 244.
  5. Fitch, Brian. T. Beckett and Babel: An Investigation into the Status of the Bilingual Work. Toronto : University of Toronto Press, 1988.
  6. Derrida, Jacques. Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine. Paris, Galilée, 1996.
  7. Cité par Clément, Bruno. Serviteur de deux maîtres. Littérature 121 (2001) : 3-13.
  8. Popovic, Anton. Aspects of metatext. Canadian Review of Comparative Literature 3, 1976, p. 225-235.
  9. L’essai de Benjamin sur la traduction commence par la provocante affirmation que la traduction n’est pas « faite pour les lecteurs qui ne comprennent pas l’original. » Walter Benjamin, La tâche du traducteur, dans Œuvres I, Poésie et violence (trad. fr. de M. de Gandillac), Paris, Denoël, 1971, p. 261.
  10. Klein-Lataud, Christine. Les Voix parallèles de Nancy Hustonn : Traduction, terminologie, rédaction 9, 1996, p. 211-31.
  11. Gilson, Etienne. Les Idées et les lettres. Paris : J. Vrin, 1932, p. 161 sq.

 

 

 

 

 

 

 

 

Lettre à Organisation internationale de la Francophonie La francophonie, Babel malheureuse
« Le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c’est Babel heureuse. » Roland Barthes
Il est malheureux que la francophonie n’envisage le développement de la langue française qu’au détriment des langues nationales, alors que les langues peuvent se développer côte à côte. Ma propre expérience, en tant qu’écrivain francophone illustre parfaitement cette possibilité.
Pour moi, comme pour beaucoup d’écrivains en français, le bilinguisme est un lègue imposé par la colonisation. Mon utilisation du français comme langue d’écriture s’explique par le fait que, dans mon pays, j’ai été scolarisé à l’école française. J’ai commencé ma carrière littéraire dans une langue autre que l’arabe, ma langue maternelle, comme c’est le cas pour beaucoup d’auteurs, passant par le détour de la langue étrangère pour s’exprimer. Au début, j’écrivais uniquement en français, mais après la publication de mon deuxième roman, j’ai opté pour le bilinguisme littéraire, en auto traduisant vers l’arabe mes livres déjà publiés en français. Cela n’a pas été un passage définitif et exclusif à l’arabe, mais une coexistence des deux langues. Jusqu'à aujourd’hui, j’ai produit toutes mes œuvres dans les deux langues, écrivant à chaque fois la version française et l’éditant en premier lieu.
Ma "langue première d’écriture", la langue d’écriture de la première version du texte, c’est le français et ma "langue seconde d’écriture", la langue de l’auto traduction, c'est l’arabe, ma langue maternelle ; mais j’assure la traduction ou la réécriture de mes œuvres de la langue étrangère vers ma langue maternelle. je produis des œuvres qui, dans leur première version "originale", sont en français, mais qui paraissent rapidement en arabe.
Cette expérience m’a enseigné que mes textes français ne sont que les traductions d’originaux arabes non encore écrits. J’ai donc décidé d’arabiser tout ce que j’écris en français. L’indifférence du public français et l’engouement avec lequel sont accueillis mes textes arabisés m’ont montré le niveau d’estime dans lequel sont tenus les écrivains francophones. Malgré cela, j’ai fondé en 2009 l’Association Mauritanienne des Ecrivains d’Expression Française, pour dépasser le clivage entre francophones et arabophones
Bilinguisme.
La prise de conscience du caractère bilingue de la culture peut conduire à une mise en cause des repères linguistiques grâce auxquels se constituent et se distinguent les littératures arabophone et francophone, obligeant tout naturellement à reconsidérer la nature des relations qui nouent ces littératures entre elles.
Pour moi, le français, la langue étrangère, est un outil nécessaire pour se défaire de la rhétorique de la langue arabe et échapper aux conventions, automatismes et expressions de la langue maternelle. Le français incarne pour moi un espace de liberté où je peux mettre de côté les pressions de la langue arabe et explorer d’autres modes d’expression. La langue étrangère se présente comme une substance neutre, pleine de potentiel, favorisant une certaine liberté d’écriture. La distanciation linguistique offerte par la langue étrangère ouvre un horizon de créativité inexistant dans la seule langue maternelle.
L’auto traduction permet d’unifier la vision double de ma personnalité engendrée par le bilinguisme. Dans cette optique, je m’autotraduis afin d’apprivoiser ma dualité linguistique et de coïncider avec moi-même. L’auto traduction ou la création parallèle peuvent alors apparaître comme une façon de transcender le clivage, de réconcilier les deux moitiés de l’être intérieurement déchiré, en faisant cohabiter harmonieusement les deux langues.
Écrivant en français pour communiquer des réalités arabes je recours souvent à l’emprunt de mots arabes et parfois à l’adaptation. La version auto traduite m’offre l’occasion de retrouver ma langue maternelle. Malgré le travail complexe de la traduction, je redeviens plus spontané en arabe. Quoi qu’il en soit, la version arabe comporte le degré suprême de récupération de l’authenticité, retrouvée dans l’auto traduction.
Le monolinguisme est une impossibilité comme l’a démontré Jaque Derrida. Le texte original et son auto traduction font tous les deux partie du même mouvement créatif. En répétant et déplaçant le premier texte l’auto traduction indiquerait que le langage n’est pas un outil satisfaisant et qu’il faut donc sans cesse réitérer l’acte créatif. Ainsi, j’éprouve un sentiment de non-achèvement tant que mon texte original, en français, n’a pas été traduit en arabe.
Ma francophonie est donc mon arabophonie !

 

Jahiliya fantastique




La Mecque païenne est un roman de fantasy historique qui revisite la jahiliya, milieu natif de l’Islam et dernier bastion du paganisme sémitique, pour la réécrire avec des nuances plus ou moins fortes de merveilleux et de magie. L’univers de ce texte est peuplé de créatures fantastiques ou monstrueuses (êtres difformes, bêtes terrifiantes, djinns, etc.) Le récit oscille entre deux mondes, un monde primaire qui est celui des humains et un monde secondaire, le monde satanique, avec ses êtres et bêtes merveilleuses, ses démons et ses djinns. 



 Pour les Maures du Sahara, dont je suis, la Jahiliya est un archétype qu’il est nécessaire de se réapproprier. Nous sommes prisonniers de l’idée de Jahiliya, tant elle est profondément ancrée dans notre conscience historique, malgré le fait que l’Islam considère cette période comme «un chaos dégoûtant qui à peine mérite d’être connu». On sait bien que le concept de Jahilya a été, dès son invention, fortement coloré axiologiquement, puisqu’il s’agissait d’opposer l’obscurité païenne, époque d’ignorance et de ténèbres, à la lumière apportée par la Révélation, de donner une existence et un nom à l’époque dont l’Islam s’est extirpé pour ouvrir une période autrement prestigieuse.


La Jahiliya désigne donc l’époque antéislamique, période caractérisée par la présence en Arabie d’un panthéon d’idoles. C’est un monde à caractère "médiéval", avec ses armes blanches, ses cavaliers, son économie rurale, son univers tribal et son imaginaire merveilleux ; un monde où on s’orientait selon la position des constellations et où la médecine (magie mise à part) consistait souvent en une connaissance empirique des plantes médicinales. 


À l’époque de la Jahiliya, magie et divination étaient inséparables et les devins exerçaient une grande influence sur la société. La divination avait un caractère démoniaque ; les devins étaient des magiciens qui mettaient les esprits humains en relation avec les esprits purs, à savoir les djinns et les démons. 


Cette époque fut aussi une «mer de poésie» peuplée de démons et de sorcières. Dans la Jahiliya, être poète c’était pactiser avec le Diable. À cette époque, les Arabes étaient convaincus que les poètes étaient habités par des démons leur inspirant leur poésie et leur éloquence : chaque poète avait son démon attitré qui composait sa poésie.


Roman satanique, fantasy saharienne, La Mecque païenne inaugure une écriture "Jahiliya fantastique." C’est le premier volet d’une paire texte arabe et française. À la lecture des deux versions, on se demande dans quelle langue première elles ont été écrites, et on ne sait plus quelle version considérer comme le volet central de la paire.


 Jusqu'à aujourd’hui, j’ai produit tous mes livres dans les deux langues, écrivant à chaque fois la version française et l’éditant en premier lieu, sauf pour La Mecque païenne dont le manuscrit "original" français, écrit en 2003, n’a été publié qu’en 2016, alors que sa version arabe a été publiée en 2005.



L’écriture de ce roman a été pour moi une véritable machine à voyager dans le temps. Pour établir le cadre du récit, la toile de fond sur laquelle viendront s’inscrire les actions des personnages, je me suis livré à une importante recherche pour restituer l'ambiance du pèlerinage à La Mecque au début du VIIe siècle, peu avant la Hijra du Prophète vers Médine, en 622. C’est tout l’imaginaire de cette époque, avec les valeurs qu’on lui prête, ses connaissances, ses croyances, ses mythes, ses héros, que le roman réinvestit. 


Les obstacles devant le développement de la SF en Mauritanie sont les mêmes qu’ailleurs en Afrique : censure, analphabétisme, absence d’une culture de masse, absence de publications bon marché et à gros tirage à cause du manque d’industrialisation de la presse, problèmes du secteur de l’édition et absence de publications spécialisées, ce qui rend très difficile pour les jeunes auteurs mauritaniens de trouver des débouchés pour leurs nouvelles.  Or, on le sait, les revues européennes ne sont pas enclines à publier de la science-fiction africaine. Avec le résultat que la plupart des nouvelles de SF africaine ne sont pas publiées. Or, si les jeunes écrivains ne peuvent apprendre leur métier en pratiquant le récit bref, comment espérer qu'il s'en trouvera pour écrire un roman de qualité quand on sait l'investissement énorme que demande la rédaction d'un roman ? Et même si l’écrivain africain arrive à réaliser cette prouesse, il ne sera pas publié à cause du manque d’éditeurs spécialisés sur le continent ; et les éditeurs européens ne peuvent pas se permettre de jouer leur réputation sur des auteurs encore au stade de l'apprentissage.