Le bibliothécaire chrononaute
Nouvelle
Par Moussa Ould Ebnou
À mon retour au pays natal, avec en poche un doctorat en philosophie médiévale, j’eus des difficultés pour m’installer à Nouakchott. La Mauritanie connaissait à l’époque un grand problème dans l'insertion des jeunes diplômés, tous rêvaient d'être nommés à un poste "juteux" de la Fonction publique et il était légion que des diplômés-chômeurs s’immolent par le feu pour protester contre le chômage. Je fus contraint d’habiter chez mon seul parent résidant dans la capitale, un modeste petit fonctionnaire qui avait du mal à joindre les deux bouts, avec son maigre salaire et la flopée de cousins qui pique-assiétaient chez lui.
Je cajolais ses enfants en attendant les repas, par flagornerie. L'une des enfants, une vraie diablesse mal mouchée, prenait un malin plaisir à me labourer le visage avec ses ongles acérés comme les griffes d'un chat sauvage. Rien ne l'empêchait de m’infliger ce supplice régulièrement avant les repas. J’avais tout essayé avec elle : lui faire peur, mais je ne pouvais quand même pas la faire pleurer alors que j’attendais le repas chez ses parents ; l'amadouer, mais comment ? Parfois je faisais des mains et des pieds pour lui amener quelques-uns de ces bonbons dont elle raffolait. Mais sa mère me faisait alors des reproches, disant que j’allais transformer sa fille en mercerie, à cause des bonbons dont je la gavais. Parfois, j’essayais de la diriger sur un autre des nombreux autres pique-assiettes, mais elle revenait toujours jeter son dévolu sur moi. Des fois après m'être fait labourer le visage, je me levais précipitamment et quittai la maison, préférant fuir les assauts répétés de cette diablesse féline, quitte à sacrifier un repas.
Parmi les pique-assiettes chez le cousin, il y avait le chômeur, le tebtab, PDG de société fantôme, doué pour savoir décrocher les bons de commande de complaisance ; qui avait son cachet desséché, ses papiers et son courrier sous le pare-brise de sa venant-de-France, jetés par-dessus le tableau de bord, dans des chemises gonflées, décolorées et durcies par le soleil et la poussière, d'où s'échappaient en tous sens des en-têtes, des devis pour toutes sortes de prestation de services et autres factures et bordereaux de livraison, estampillés de fonds de verres à thé n°8. Il y avait aussi les cousins de passage, venant de Chinguitti, dont le maintien évoquait la simplicité heureuse du monde avant Nouakchott, qui attendaient patiemment d'être libérés pour retourner là-bas.
Souvent, les pique-assiettes venaient à temps pour le tajin, le casse-croûte de dix heures, pour ceux qui n'avaient pas passé la nuit. Certains profitaient de l'absence du cousin, pendant ces heures de bureau, pour faire une cour discrète à la cousine, sa femme. Le degré de réussite de la cour se traduisait par la qualité du zrig et du thé servis à chacun et par la position à l'appel au moment des repas. Et quand la cour était vraiment réussie, alors plus besoin de ce genre d'indices bassement alimentaires, et la langueur des regards échangés à la sauvette suffisait…
Un jour, je fus accosté devant chez le cousin par deux Douates, un noir, gros, bien bâti, les joues gonflées, assez jeune, portant en bandoulière un gros sac et un cuivré, mince, de taille moyenne, avec une barbe clairsemée qui lui donnait un look un peu déplaisant et qui tenait un bidonnet plastique sans poignet. Les deux portaient des djellabas coton/polyester délavées par le soleil et le vent de sable, et avaient sur la tête un fin bonnet brodé, assez sale, collé sur leurs crânes rasés, qui soulignait les grandes oreilles décollées du cuivré. Ils portaient leurs montres au poignet droit et chaussaient des sandales en plastique usées. Je les reconnus, je les voyais régulièrement à la mosquée, dans le séminaire de l'imam auquel j’assistais parfois entre la prière du maghrib et celle de l’icha.
« La paix sur toi, ô frère en Allah ! dirent-ils d’une même voix.
— La paix sur vous !
On se serra les mains.
— Pas de mal ?
— Pas de mal !
— Louanges à Allah !
— Louanges à Allah !
— Veux-tu nous accompagner dans le quartier pour commander le bien et fustiger le mal ? demanda le cuivré.
— Que nous le fassions, ce serait bien à propos ! rétorquai-je. Dans ce quartier, le mal est partout, comme les tas d'ordures attendant les bennes de ramassage de la mairie !
Le noir sourit à ma réponse et l'autre pince-sans-rire de renchérir :
— Ce n'est pas trop dire ! Nous serons les éboueurs d’Allah pour essayer de mettre fin à toute cette pourriture !
— Tu veux dire qu'on va organiser le ramassage des ordures du quartier à la place de la mairie ?
— Non, ce n'est pas des ordures que je parle. Je parle de la luxure des habitants du quartier !
— Mais, insistai-je, ne penses-tu pas qu'il vaut mieux commencer par donner l'exemple d'une bonne action, en asseyant d'organiser les habitants du quartier pour le débarrasser des ordures et le rendre un peu vivable ?
— Ça ne sert à rien ! À quoi bon nettoyer les ordures alors que les âmes sont rongées par le mal ? Tentons d'abord de purifier les âmes, avant de songer à nettoyer les rues !
— Je suis prêt à vous suivre si vous intercédez en faveur de mon frère auprès de vos amis d’Al-Qaida…
— Nos amis d’Al-Qaida ?
— Oui, vos amis d’Al-Qaida ! Ils sèment la terreur partout dans le désert et prennent régulièrement ses touristes en otage pour réclamer des rançons faramineuses à leur pays. Le parcours de ses treks s’est réduit comme une peau de chagrin...
— Nous n’avons rien à avoir avec les djihadistes et nous désapprouvons leurs attentats et leurs prises d’otages ! Allah (qu'Il soit exalté) interdit de porter atteinte à la vie humaine : {Nous avons prescrit pour les Enfants d’Israël que quiconque tue une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes} »…
Après une longue discussion qui se poursuivit jusqu'à l'appel de la prière du crépuscule, nous convînmes que j'allais me joindre à eux le lendemain après la prière de l’Asr, pour une tournée dans les maisons du quartier.
Pour être à la hauteur de mon nouveau rôle, je décidai de changer de look, pour adopter celui des Douates. À peine bu le dernier verre de mon thé du matin, je me précipitai vers les fripiers du "marché-capitale" : dans les échoppes foukidaye, je pourrais, avec un peu de chance et de patience, mettre la main sur les pièces de mon déguisement et sauver quelques centaines d’ouguiyas sur les huit cents qui constituaient la quasi-totalité de mon budget. Les sandales usées, je les avais déjà. Je trouvai une djellaba à 300 qui fut blanche, polyester au toucher, ayant perdu son étiquette ; un short kaki à 100, d'une matière assez proche et le bonnet, peut-être un peu étroit pour mon crâne, mais bon marché, car à 30 ouguiyas seulement. Je pus me raser la tête sans trop calculer chez l'un des coiffeurs alignés sur le prolongement des échoppes foukidaye, avant les taxis-tout-droit. Chaque coiffeur avait son miroir posé dans la rue contre le mur, soleil d’entre les soleils, devant lequel le client prenait place sur un petit tabouret. Puis, j’achetai un savon-barre et rentrai laver tout ça, avant de le mettre à sécher au soleil généreux de midi.
À 16H30, je fis mes ablutions et mis mon nouveau déguisement, pas trop froissé, malgré le manque de repassage. Il ne me manquait que la barbe, mais je la laisserai pousser, même si elle sera quelque peu clairsemée. Sur mon crâne rasé, le bonnet trop petit ressemblait plus à la calotte des Juifs qu'au bonnet des Douates. Je fis changer de bras à ma casio caoutchouc électronique, pour la mettre à mon poignet droit, enfilai mes sandales et pris la direction de la mosquée.
Par la suite, je pris l’habitude de rendre visite au Cuivré. Je profitais de ses moments d’absence pour faire la cour à sa sœur Leïla, une fille plantureuse qui avait du mal à cacher ses charmes sous son voile. Un jour elle m’invita à prendre le thé. Son sourire, la qualité de sa conversation et ses gestes mettaient en valeur sa beauté. Elle s'appliquait à fixer mon désir sur les extrémités non voilées de son corps. Ce jour-là, elle dégageait une enivrante odeur de henné naturel ; elle n'avait pas utilisé cet affreux henné chimique à l'odeur irritante importé des Émirats. Ses mains étaient couvertes de magnifiques figures noires bleutées déployées en une pléthore de lignes courbes, de carrés disposés en alignement et de losanges en dentelle. Sa gestuelle raffinée agrémentait sa conversation et permettait d'admirer la finesse de sa main et la délicatesse de son poignet. Elle se leva pour prendre quelque chose et enjamba un coussin ; je pus apprécier la longueur et l'étroitesse de son pied, la finesse de sa cheville et le glabre de son mollet. Des bandes, dessinées avec le henné, se terminant par des carrés disposés en alignement, couraient autour de la plante de ses pieds.
Elle venait de me servir le troisième verre ; son goût suave fit naître dans mon esprit cette idée funeste : « ces mains merveilleuses, d'une finesse, d'une grâce, d'une beauté sans pareille, qui étaient des ébauches de mains d'embryon, des mains crispées de bébé et qui sont maintenant des mains de femme chargées de symbolique sexuelle, seront un jour les mains d'un squelette lustré par le temps. Fragilité de la beauté dans l'écoulement de la durée ! » Je ne pus m’empêcher de lui dire :
« Laisse-moi baiser ces mains qui fleurent si bon le henné, avant que ne s'altèrent ces motifs magnifiques ! Donne-moi tes mains tant qu'y éclot encore toute cette féminité ! Donne-les-moi tant qu'y palpite toute cette vie ! Donne-les-moi pour les soustraire au temps ! Donne-les-moi avant qu'elles ne deviennent celles d'un squelette ! »
À peine eut-elle entendu mon étrange supplique, qu’elle éclata en sanglots et prit la fuite en criant :
" ! أَشْهَدُ أَنْ لَا إِلَهَ إِلَّا اللَّهُ وَحْدَهُ لَا شَرِيكَ لَهُ وَأَنَّ مُحَمَّدًا عَبْدُهُ وَرَسُولُهُ" (J'atteste qu'il n'y a pas de divinité en dehors d’Allah et que Mouḥammed est Son esclave et Son prophète) …
Après plus de deux ans de chômage, mon frère me téléphona pour me demander de participer à un concours organisé par le ministère du Commerce, de l'Artisanat et du Tourisme en vue de la sélection des candidats qui bénéficieront d’une formation d’accompagnateur de tourisme.
« C’est un métier ça ?
— Bien sûr ! L’accompagnateur de tourisme est un animateur de voyages qui conçoit les programmes des circuits touristiques. Au terme de la formation, tu pourras venir à Atar pour m’aider à tenir l’agence. Depuis quelques mois, il y a un répit dans les enlèvements et les touristes commencent à revenir. Tu les accompagneras dans leurs parcours, en mettant à l’honneur la culture, la gastronomie et l’artisanat de notre pays. Tu seras le metteur en scène du spectacle pour nos touristes. Tu leur mettras le Sahara en vitrine ! »
Ayant réussi le concours, je pus suivre durant neuf mois une formation en culture générale, histoire de la Mauritanie, patrimoine, expression et communication, littérature mauritanienne, élaboration de l’offre touristique, gestion de l’informatique touristique et accès aux ressources informatiques et documentaires. Je fis mon stage de formation à Saharatours, l’agence de mon frère.
Avec le temps, je m’étais spécialisé dans le circuit Atar-Terjit-Chinguitti-Richat. Une des éditions de ce circuit devait marquer ma vie. C’était au début de la saison touristique 2030. Les touristes arrivaient par le vol charter Paris-Atar du samedi 23 novembre. Vers 19 heures, je me rendis à l’aéroport avec l’équipe de l’Agence pour les accueillir. Nous attendîmes à la sortie "Arrivées", brandissant des pancartes au nom de l’Agence. La première à se présenter fut une jeune femme aux cheveux bruns, fumant comme un pompier, visiblement impressionnée. Elle aspirait la fumée à pleins poumons, cherchant à lutter contre l'angoisse qui la prenait à la gorge. Puis arriva une blonde sexy aux jambes longues. Sa peau pâle, encore maquillée de brouillard, s’était couverte d'une fine pellicule de sueur. Ses ongles étaient vernis d'une teinte rouge sang légèrement transparente. Elle portait une robe fleurie à bretelles Col v profond, qui lui donnait une allure un peu enfantine. La blonde fut suivie par un vieillard barbu, vivace et drôle qui nous salua par un "quel bonheur d’être ici !" Curieux, il ne cessait de poser toutes sortes de questions sur les membres de l’équipe :
« Qui c’est cette grande brune aux charmes exotiques ? Sa voix jeune et ferme étonnait pour un homme de cet âge.
— C’est M’Bouja, notre animatrice. Lui répondis-je.
— Sa peau n’est-elle pas un peu trop pâle pour une animatrice touristique ?
— Elle est nouvelle à l’Agence. »
Simone, une veuve retraitée habituée du circuit, passa la sortie avec d’autres et vint embrasser tout le monde. Parmi les arrivants, il y eut des aventuriers, des descendants de colons nostalgiques, des touristes consommateurs qui ne venaient pas visiter le pays réel, mais un pays imaginaire qui correspondait à l'idée fixe qu'ils s'en étaient déjà faite, etc. Tous arrivaient du vieux monde, le berceau des plus grandes folies de l'histoire de l'humanité. Ils donnaient l'impression d'avoir laissé derrière eux les règles très rigides qui régissent leur existence en Europe. Richard, un autre habitué du circuit passa la sortie.
« Bonsoir Chams. Tu vois combien je suis fidèle au rendez-vous. Quelle chance vous avez de vivre ici, votre désert est un véritable paradis ! »
Il avait depuis longtemps opéré sa transformation alchimique du désert et de ses habitants. Je fis l’appel pour m’assurer que tous étaient là et je les invitai à reconnaître les bagages, avant de monter dans le bus.
Le bus était un autocar de grand tourisme avec double vitrage surteinté athermique, pare-soleil conducteur, pare-soleil voyageurs, rideaux aux baies latérales, rideaux lunettes arrière, salons, cabines de toilettes, air conditionné, air pulsé individuel, fauteuils V.I.P, Wifi, montre digitale, spots de lecture individuels, prises électriques, prises iPhone, prises USB, caméra qui retransmet la route aux passagers, G.P.S., télévision, radio RDS stéréo, écrans vidéo, machine à café, réfrigérateur, tables. Le châssis était abaissé pour la montée et la descente des passagers. Tous avaient maintenant pris place. Le chauffeur annonça le départ. Je m’assis sur le siège guide et pris mon micro :
« Bonsoir et bienvenue à la "Terre des Hommes" de Saint Exupéry ! Nous sommes heureux à Saharatours de vous accueillir en Mauritanie, le pays des villes anciennes et des sites grandioses ! J’espère que le voyage n’a pas été trop fatigant. Vous avez fait le tour du monde il vous manque quelques soirées autour du feu, sous un déluge d'étoiles, en compagnie des maures qui vous tiendront longtemps éveillés. Il vous manque de vous être fait brûler le visage au souffle du vent de sable venu du fonds du Sahara. Juste deux petites citations de Théodore Monod pour nous préparer à notre virée dans l'Adrar : "L’Adrar, pays déshérité, vie plus rude… Ici nous ne sommes que des hôtes, sans la moindre voix au chapitre, ignorés avec une sereine indifférence, ou provisoirement tolérés ; ici, ce n'est pas en notre honneur que fonctionne la machine et nous n'y sommes guère le centre du monde ; il est bon, parfois, de se l'entendre répéter par quelques coins de nature sauvage, vierge, et qui ne ment pas". Et " les déserts sont émouvants parce que c’est la nature avant l’homme. C’est aussi le spectacle de ce qu’elle pourrait être après lui, quand il aura disparu". Notre programme prévoit deux nuits à Atar, la capitale de la région de l’Adrar. Cette ville a longtemps été la base des troupes françaises et fut une étape inévitable du rallye Paris-Dakar. La localité accueille beaucoup de visiteurs chaque année. C’est un carrefour du tourisme en Mauritanie. Les populations locales se caractérisent par leurs sérénités et leur sagesse. Les Atarois sont hospitaliers serviables et accueillants. Ici l'hospitalité nomade légendaire ne se dément pas. Avis aux hommes hétéros : les femmes mauresques à la démarche aérienne et aux yeux de jais se laissent courtiser et prennent plaisir à ce jeu. C'est une tradition très ancienne chez les Maures… » Le miroir convexe du rétroviseur panoramique central m’offrait une vision complète des passagers. Une des Allemandes, mince comme un clou, à l’allure de mante, faisait une ligne de coke sur le miroir de son poudrier. Son homme, qui avait honni de son visage toute trace d'insouciance, fumait en silence sa pipe. Simone avait allumé son spot de lecture et lisait.
« Demain sera une journée ensoleillée, le ciel sera dégagé. Il fera 20° à 7 heures, 30 à 13 heures et 29 à 19 heures. M’Bouja vous servira maintenant la première des trois tournées rituelles du thé de l’hospitalité. Parfumé à la menthe, le thé est transvasé un grand nombre de fois pour faire de la mousse ; il vous sera servi dans de petits verres à moitié remplis. Il se boit mousseux et très chaud. La cérémonie des trois verres de thé est l’une des mille et une facettes de l’âme maure. Un thé ne se conçoit pas sans les trois verres, le premier " âpre comme la vie", le second "doux comme l'amour", le troisième "suave comme la mort"… » Les écrans affichaient maintenant des images d’Atar et de l’hôtel Adrar. « L’hôtel Adrar vous accueillera durant votre séjour à Atar. L’hôtel se distingue par son cachet distingué et raffiné, sa couleur ocre et son architecture arabo-mauresque. Il est situé sur le baten à proximité de la palmeraie. Il ne figure pas encore dans le listing des hôtels à la mode, vous y passerez votre séjour dans l'intimité et selon vos désirs, loin du bruit de la foule et sans les contraintes hôtelières habituelles ; pas de voisin de table volubile content de ses exploits sportifs. Les chambres sont à double toit, avec air conditionné, lit confortable, télévision, douche et toilettes privées, eau courante chaude et froide. Les décors intérieurs des chambres s’inspirent des décorations murales des maisons de Oualata. Le mobilier est de style artisanal maure. Le méchoui est servi tous les jours. De grands buffets de spécialités locales sont mis en places. Je vous conseille la salade de dattes sauce Oualata et le couscous royal. L'eau minérale et le thé à la menthe sont servis à discrétion.
« Vous pouvez vous attarder sur les magnifiques dunes près de l’hôtel et lézarder sur le sable doré et chaud en attendant le coucher du soleil qui vous comblera, surtout lorsque vous avez la chance d'ignorer le poème de l’abbé de Najrâne :
منع البقاءَ تقلبُ الشمس
وطلوعُها من حيث لا تمسي
وطلوعها حمراء صافيةً
وغروبُها صفراء كالورْسِ
اليوم أعلمُ ما يجيء به
ومضى بفصل قضائه أمسِ
Les variations du soleil nous empêchent d'accéder à l'éternité
Quand il se lève de là où il ne s'est pas couché
Rouge feu au lever
Jaune comme la mémécyle au coucher
Je saurai ce qu’aujourd’hui apportera
Et hier a emporté avec lui son décret.
« Demain, nous partirons en excursion vers l’oasis de Terjit à environ 46 kilomètres au sud d’Atar. M’Bouja, donne-nous des images de Terjit. Le site est magnifique, il se niche à l’ombre d’une faille dans un profond canyon. C’est un havre de tranquillité, un véritable paradis en plein désert, dominé par de splendides falaises. L’humidité et la verdure sont entretenues par une source fraîche qui s’écoule en permanence de la roche ; l'eau tombe goutte à goutte d'une haute paroi abrupte garnie de mousse et de fougères. À Terjit vous vivrez une expérience inoubliable, nous dresserons nos khaïmas au milieu des palmiers, des gazouillis et du chant de l'eau, et vous verrez alors dans quelle plénitude paisible vous serez ! Mais nous sommes arrivés ! » Je laissai les touristes descendre avant moi. La douce nuit étoilée semblait s'installer pour de bon.
Ce matin, c’est le branle-bas du départ pour Chinguitti. L’excitation régnait partout. Les vendeurs de souvenirs étaient à leur poste. On chargeait les bagages. Les bagagistes, poussant les chariots, se bousculaient devant les soutes. Dans la réception, les touristes allaient et venaient ou conversaient par petits groupes. Je rejoignis un petit groupe près du comptoir. Les souvenirs de l’excursion d’hier dominaient la conversation :
« … les habitants de Terjit assistaient à la course, même les vendeurs de souvenirs avaient déserté leurs postes. Les femmes du village encourageaient les concurrents par leurs youyous.
— Quel plaisir de se baigner ! J’ai bien aimé la piscine naturelle. Elle était peu profonde, mais rafraichissante.
— Terjit laisse des souvenirs inoubliables ! J’ai quitté l’oasis la tête et le cœur pleins de souvenirs, avec une immense envie de revenir !
— … j’avais dit à l’équipe de l’Agence que je voulais explorer le village, ils m’ont fait accompagner par un agent… »
Les touristes avaient maintenant embarqué. Je vérifiais une dernière fois qu’on n’avait oublié personne. Puis le car démarra, direction Chinguitti. Et je repris mon micro : « Bonjour ! J’espère que le séjour à Atar a été agréable. Aujourd’hui nous partons à la découverte de Chinguitti, la plus célèbre des villes anciennes de Mauritanie, à environ 85 kilomètres à l’est d’Atar. M’Bouja, tu peux lancer la vidéo. L’imposante masse violacée du massif de l’Adrar qui traverse la Mauritanie, entre les déserts de la Majabat El Koubra et de l’Aouker, abrite quatre joyaux : Chinguitti et Ouadane, dans le nord, Tichitt et Oualata, dans le sud-est. Figées dans un univers minéral, ces vieilles cités, établies aux XIIe et XIIIe siècles et jadis si prospères, survivent aujourd’hui avec beaucoup de difficultés, dans un contexte hostile. Mais bien qu’agonisantes, elles en disent long sur l’histoire de cette région, dont le sort était étroitement lié à la nappe phréatique et aux tracés des routes commerciales entre le Maghreb, le Sahel et le monde noir. Autrefois riches centres commerciaux et intellectuels, les ksour mauritaniens luttent aujourd’hui contre les assauts du sable, du vent et de l’oubli.
« Situés sur les grands axes caravaniers, ces ksour ("places fortes" en arabe), dont Chinguitti fut sans doute le plus célèbre, s’étaient transformés au cours des siècles en véritables mégalopoles du commerce transsaharien, particulièrement celui de l’or et du sel. Subissant les méfaits du climat saharien, voire sahélien dans le sud, victimes depuis des décennies d’une sécheresse dramatique, ils refusent néanmoins de s’engourdir. Leur génie créateur anime encore la culture mauritanienne. Les motifs des décors muraux de Oualata sont repris dans les dessins au henné que l’on trace encore aujourd’hui sur les mains et les pieds des Mauritaniennes, de même que dans la bijouterie, l’artisanat du bois et du cuir, les broderies des vêtements masculins, la teinture des voiles des femmes, le tissage des tapis traditionnels et même sur les billets de la monnaie nationale, l’ouguiya. Les mélodies de Vala, célèbre musicienne de Chinguitti, devenue une figure emblématique de notre musique, sont encore jouées au tidinit, le luth maure. D’autres airs traditionnels, comme l’Awdid, qui met en musique le chargement de la caravane de Tichitt, immortalisent les différents aspects de la vie des ksour, du temps de leur splendeur. Ainsi la tradition séculaire se perpétue, à l’image de ces balanciers qui puisent encore l’eau des vieux puits sous les palmiers et continuent, nonchalants, à se prosterner à travers les siècles.
« Autrefois, la Mauritanie se nommait Bilad Chinguitt (le pays de Chinguitti). Fondée à la fin du XIIIe siècle, Chinguitti, littéralement "la source des chevaux" en Azer, l’ancienne langue parlée ici, fut un important centre du commerce caravanier entre l'Afrique du Nord et l'Afrique noire, et surtout la plus grande métropole culturelle de la région depuis le début du XVIe siècle ; elle abritait des universités islamiques et était un grand carrefour du commerce transsaharien. Du temps de sa gloire elle comptait 12 mosquées pouvant accueillir chacune jusqu'à 1.000 hommes et parfois 20.000 chameaux pouvaient y transiter en une seule journée. La cité était devenue la 7e ville sainte de l'islam. Elle doit ce titre notamment à son ancienneté (bâtie en 1264 à la suite d'un ancien village, Abbère, la ville originelle à 3 kilomètres de Chinguitti, qui remonte à 777) et à l'abondance des livres religieux conservés dans ses bibliothèques : la cité était connue sous le nom de "ville des bibliothèques." Pendant longtemps, elle servait de point de départ pour se rendre au pèlerinage de La Mecque. Les pèlerins venaient à Chinguitti de tout l'ouest africain (Mauritanie, Sahara et Soudan- Occidental), tous se s’y regroupaient pour partir en caravane. La caravane annuelle en direction de La Mecque contait parfois plus de 30000 chameaux. Sidi Abdullah Ould al Hadj Brahim, un historien de la ville mentionne qu’"un jour, une caravane de 32 000 chameaux quitta Chinguetti chargée de sel : 20 000 appartenaient à ses habitants et 12 000 aux gens de Tichit. Toute la caravane fut vendue à Zar et les gens se demandaient laquelle des deux villes étaient la plus prospère ". Aujourd’hui, le sable envahit lentement les cours des maisons abandonnées, à tel point que le sol des anciennes pièces d’habitation, croulant sous les pierres des murs effondrés, se trouve actuellement à plus de deux mètres au-dessous du niveau de la rue. Mais cette cité reste "l’âme du pays" et elle est moins dépeuplée que les autres. Sa célèbre mosquée, qui fut longtemps le symbole national du Bilad Chinguitt, y dresse encore son minaret carré, défiant le temps. »
« La ville de Chinguitti est réputée pour ses collections de manuscrits anciens, conservés dans des bibliothèques qui appartiennent à de grandes familles qui se les transmettent de père en fils suivant le droit coutumier. Ma famille fait partie des dix lignées qui possèdent des fonds de manuscrits. Notre collection est la plus riche, elle comprend des centaines de manuscrits anciens traitant de sciences religieuses, d’astronomie, de médecine, de poésie, de musique, de littérature, de généalogie, de mathématiques… Mais il est temps que je vous laisse un répit pour vous permettre de mener la bataille de votre jeu addictif préféré ; peut-être que certains entretemps réussiront à atteindre le dernier carré de Candy Crush VS "2048", à écouter les meilleurs morceaux de leur playlist préférée ou n’importe quelle autre douce mélodie pour accompagner leurs minutes d'ennui ! » Un passager quitta son siège et vint vers moi.
« Bonjour, je suis Michel. Vous avez bien dit qu’il y a des manuscrits qui traitent de la musique dans les bibliothèques familiales de Chinguitti ?
— Oui, j’en ai entendu parler.
— J’écris un livre sur la musique maure. Je m’intéresse surtout à l’histoire de cette musique. Est-il vrai qu’elle est née à Chinguitti ? Et quel a été l’apport de la musique andalouse dans sa genèse ? Je cherche aussi des références sur Vala, y a-t-il dans la bibliothèque de votre famille des manuscrits qui traitent de ces sujets ?
— Je vais chercher si je trouve quelque chose. »
La route serpentait maintenant entre des canyons abrupts et ocre. Le vent de sable s’était levé, mais restait encore assez modéré. Je portai mon regard sur le rétroviseur central. Chacun avait sa stratégie pour s'occuper pendant les longues minutes du trajet. Simone était plongée dans son livre et la mante feuilletait un magazine. Le vieillard à la Monod avait quitté son siège et conversait avec M’Bouja. À la passe d’Amoghjar, je repris mon micro : « Maintenant, nous traversons la fabuleuse passe d’Amoghjar, où fut tournée une partie du film Fort Saganne, avec Gérard Depardieu et Sophie Marceau. Les vestiges du fort construit pour les besoins du film sont encore visibles du haut de la passe. Regardez le trait jaune épais à l'horizon : c'est l'erg Ouarane devant lequel est blotti Chinguitti. »
À Chinguitti, je confiai les touristes à M’Bouja et emmenai Michel visiter notre bibliothèque.
« Papa, je te présente Michel. Il écrit un livre sur la musique maure. Il demande si nous avons dans la bibliothèque des manuscrits qui traitent de ce sujet.
— Pas à ma connaissance. Mais il y a dans la pièce du fond une malle pleine de manuscrits non traités. »
Je dis à Michel de retourner à l’hôtel et de me donner le temps de chercher dans la malle. Après son départ, mon père me dit :
« Cette malle est là depuis longtemps, mais je n’ai jamais osé l’ouvrir. Grand-père m’a toujours dit qu’elle contient un objet maléfique qu’un extraterrestre a laissé en cadeau après une visite à la bibliothèque.
— Un extraterrestre à Chinguitti ! Et qui visite notre bibliothèque ! Quelle histoire, papa ! »
Il me conduisit à travers les corridors poussiéreux de la bibliothèque, jusqu’à la pièce du fond, une petite pièce sombre. En y pénétrant, j’eus l’impression d’entrer dans une porte temporelle. Il me montra la malle en disant :
« Invoque le nom d’Allah et ouvre-la, peut-être y trouveras-tu quelque chose ! »
J’ouvris la malle et fus asphyxié par un nuage de poussière. J’avais complètement oublié la requête de Michel et je n’avais plus qu’une seule envie, découvrir le cadeau laissé par l’extraterrestre ! La malle était pleine de manuscrits. Je les retirais en prenant rapidement connaissance des sujets. Le premier, fortement endommagé par l’eau, traitait de logique. Le second avait pour sujet les sciences du Coran et il y manquait la première page. Le troisième qui traitait de poésie était abimé par les termites… Je pus retirer ainsi une trentaine de manuscrits, tous en mauvais état, avant de tomber sur le cadeau de l’extraterrestre, un bracelet manchette en métal brillant, large d’environ quinze centimètres, avec un couvercle transparent renfermant un mécanisme complexe entouré par des tubes en spirale et comprenant une aiguille fixe. Certaines parties du mécanisme étaient en or, d'autres en une substance cristalline et transparente. Une image de vaisseau spatial était gravée dans le couvercle. Des symboles inconnus étaient incrustés sur tout le pourtour. Je glissai l’artefact dans une poche intérieure, décidé à cacher à mon père la découverte de l’"objet maléfique" et continuai l’exploration du contenu de la malle. Parmi les manuscrits déballés, un seul traitait de la musique.
J’eus l’occasion de parcourir le manuscrit en le microfilmant. J’y trouvais de précieuses informations sur la vie musicale à Chinguitti pendant le 11e siècle. À cette époque, la scène musicale était dominée par Vala, une princesse musicienne d’un très grand talent et d’une extrême beauté. Elle chantait très bien et jouait admirablement du luth. On lui attribue un grand nombre de compositions musicales du plus grand mérite. Elle aurait composé jusqu’à 300 morceaux de chant. Le manuscrit en faisait même le portrait physique : "Adolescente svelte et élancée, aux seins droits et glorieux, aux paupières brunes, aux yeux de nuit, aux joues pleines et lisses, au menton fin et souriant et ombré légèrement d’une fossette, aux hanches riches et solides, à la taille mince d’abeille et à la croupe lourde et souveraine."
Le soir, en rentrant à la maison, je téléphonai à Simone qui était ufologue pour lui montrer l’artefact.
« C’est extraordinaire ! Comment tu l’as trouvé ?
— C’était dans une malle dans notre bibliothèque. Elle était là depuis longtemps, mais personne n’a jamais osé l’ouvrir. Grand-père disait qu’elle contenait un objet maléfique qu’un extraterrestre avait laissé en cadeau après une visite à la bibliothèque.
— Asseyons de communiquer avec…
— Mais c’est insensé ! Comment communiquer avec un objet ?
— Ce n’est pas un objet, je crois plutôt que c’est une intelligence artificielle d’un autre monde ! Les dispositifs mécaniques semblent très avancés ! À en juger par l’image du vaisseau spatial gravée sur le couvercle, ce serait un dispositif de navigation interstellaire, ou une machine à voyager dans le temps…
— Pourvu que ce soit vrai ! Je pourrai alors l’utiliser pour voyager dans le passé et rencontrer Vala…
— Vala ?
— Oui Vala, la princesse musicienne de Chinguitti. Elle a vécu au 11e siècle. »
Le lendemain, je constatai un changement dans l’artefact : une lumière bleue parcourait les tubes et l’aiguille tournait rapidement sur son axe. Je le pris pour regarder de plus près. Alors il se mit à communiquer avec moi, par télépathie !
« Je suis une clé de passage qui peut t’ouvrir des portes spatiotemporelles permettant d'aller aussi bien dans le passé que dans le futur. Pour m’activer, il suffit de me mettre autour de ton poignet. »
J’étais pétrifié. J’étais tellement abasourdi que j'ai dû m'asseoir et prendre ma tête dans mes deux mains. Ma bouche restait grande ouverte. Je restais un long moment sans bouger. Puis je balbutiai ces quelques mots : "C’est pas croyable ! C’est du total délire ! " Et d’un geste somnambulique, je glissai ma main dans le bracelet que je sentis se refermer sur mon poignet. Je sus alors que désormais rien ne sera plus jamais comme avant.
« Maintenant nous sommes connectés, je connais désormais tes désirs les plus secrets. Je vais t’ouvrir une porte temporelle qui conduit à l’époque de Vala. Le voyage sera instantané. »
« Mais peut-on encore faire revivre ce passé ? »
« Le passé n’est pas passé, il est présent dans une autre dimension cachée. »
Un nuage en rotation, qui ressemblait à une sphère d’énergie en expansion, traversa le mur, m’aspira dans son tourbillon et tout sombra dans le noir.
À mon réveil, j’étais dans une palmeraie à côté d’une rigole où coulait une eau limpide. L’endroit était agréable. Après m’être lavé la figure à l’eau fraiche de la rigole, je décidai de me reposer un moment avant de poursuivre mon chemin. Je m’allongeais à l’ombre d’un palmier, bercé par la brise douce, et ne tardai pas à m’assoupir. Je fus réveillé par mon bracelet :
« Fais gaffe ! La Patrouille du temps va bientôt débarquer. »
« C’est quoi la patrouille du temps ? »
« C’est une force qui veille à ce qu’aucun voyageur temporel mal intentionné n’aille perturber le passé. »
J’entendis des sifflets stridents et je vis des personnes en uniforme courir vers moi.
« Hep ! Police temporelle, vos papiers et que ça saute !
— Je suis Chams Eddine de Chinguitti, accompagnateur touristique ! Dis-je en fouillant fébrilement dans mes poches pour chercher mon passeport.
— Allez, plus vite que ça !
— Je ne trouve pas mon passeport… J’ai dû l’oublier dans la précipitation du départ…
— Embarquez-le ! C’est un voyageur temporel mal intentionné qui vient perturber le passé !
— Conduisons-le devant Malik L’Inflexible !
Je fus menotté et comparus devant Malik.
— Chef, nous avons arrêté ce voyageur temporel, il est en possession d'une clé de passage, une machine à voyager dans le temps permettant d'aller aussi bien dans le passé que dans le futur. Il cherche peut-être à assassiner l’un de ses ancêtres, à moins qu’il ne soit un de ces fanatiques et autres illuminés avides de réécrire l’Histoire ! »
J’essayai de protester de ma bonne foi :
« Je jure que je ne cherche à tuer personne ! Je veux seulement admirer Vala et me délecter de sa musique !
— Mettez-le en quarantaine sanitaire et appliquez-lui immédiatement un scaphandre sur le corps !
— Mais je n’ai pas de maladie contagieuse !
— C’est une mesure écologique : c’est pour éviter la dispersion des organismes exotiques qui peut conduire à une invasion. Quand il sera décontaminé, faites-lui signer un engagement sur l’honneur comme quoi il n’altérera pas le passé, puis libérez-le et accordez-lui un visa de trois heures.
— Trois heures ! Cela ne suffira même pas pour localiser l’adresse de Vala !
— Votre clé de passage la connait déjà, l’oasis où vous étiez fait partie du jardin de son propriétaire…
— Vala est une princesse, comment peut-elle être la propriété de quelqu’un ?
— Vala n’est pas une princesse, c’est une esclave qui appartient au prince de Chinguitti.
— Comment le sais-tu ?
— Je suis le gardien du jardin du prince dans lequel tu as atterri. C’est sous cette façade officielle que je me cache en tant qu’officier de la Patrouille du temps.
— Tu connais donc Vala ?
— Bien sûr que je la connais. Elle vient souvent se promener dans le jardin…
— Peux-tu lui parler de moi ?
— Oui ! Quand tu seras décontaminé, on te ramènera dans le jardin et j’irai la trouver pour lui dire qu’un de ses fans est venu du 21e siècle pour la voir et l’entendre jouer.
— Malik, je serai toujours ton obligé ! »
À l’issue de ma quarantaine, je fus téléporté dans le jardin du prince, avec un visa de séjour au 11e siècle d’une durée ne dépassant pas trois heures. Je trouvai Malik L’Inflexible qui m’attendait. Il était méconnaissable dans son déguisement de gardien du jardin du prince. Il vint à ma rencontre. Il avait effacé de son visage toute trace de l’impassibilité de l’officier de police temporelle :
« Bienvenue dans le 11e siècle ! Je suis Ibrahim, le gardien du jardin du prince. J’ai prévenu Vala de ton arrivée, elle est déjà en route pour venir ici. Elle est impatiente de faire ta connaissance. Je vais cueillir pour vous des dattes fraiches, en attendant son arrivée. »
J’étais désarmé par la chaleur de son accueil. Vala ne tarda pas arriver. L’auteur du manuscrit sur la musique n’avait pas su rendre toute sa beauté. C’était une adolescente blanche d’une élégante et délicieuse tournure : une taille svelte, et des roses comme joues, et des seins bien assis, et quel derrière ! Elle me regardait d’un air ahuri.
« C’est vrai ce que dit Ibrahim ? Tu viens réellement du futur ?
— J’ai fait un si long voyage dans le passé rien que pour t’admirer, t’entendre pincer les cordes d’harmonie et me délecter de ta musique !
— Je suis vraiment touchée ! Mais, par Allah, comment pincer les cordes d’harmonie si je n’ai point d’instrument à cordes ? »
À ces paroles, Ibrahim dit :
« Il y a dans la serre le luth dont tu joues quand le prince donne une fête dans le jardin. »
Il s’absenta quelques instants et revint bientôt avec le luth. Vala prit l’instrument, le tenant d’une main et, de l’autre, elle se mit à accorder savamment les cordes. Après quelques préludes très lointains et très doux, elle pinça les cordes qui vibrèrent de toute leur âme, à rendre liquide le fer, à réveiller le mort et à toucher le cœur de la roche et de l’acier. Puis soudain s’accompagnant, elle chanta :
ڤُولْ الْفَالَه مَعْمُولْ اعْلِيهْ ☆لَخْبِيطْ إِلَ عَادَتْ تَبْغِيهْ
اخْبِيطْ الوَاڤِ مَخْبَرْ فِيهْ ☆أُمَخْبَرْ فَخْبِيطْ الرَّمْڤَانِ
أُنَعْرَفْ زَادْ الشُّورْ الِّ فِيهْ ☆اخْنِيڤْ الْمُهْرْ الفَوْڤَانِ
Ayant chanté, elle continua à faire vibrer seul l’harmonieux luth aux cordes vibrantes et je me dis : « Ô le ravissement de cette voix ! Par Allah ! De ma vie je n’ai jamais entendu une voix aussi merveilleuse et ravissante ! » Vala chanta d’une voix si merveilleuse que je fus au comble de la jouissance, et ma passion m’emporta si fort que je ne pus plus retenir l’enthousiasme de mon âme et je me mis à crier des "Hah ! Hah ! Hah !" gutturaux et des "Eski ! Eski ! Eski!"…
J’en perdis la notion du temps et la durée du visa s’écoula. Je ne m’en rendis compte que lorsque la clé de passage m’annonça l’ouverture imminente du vortex du retour. Le nuage enroulé en spirale apparut brusquement à côté de moi et m’entraîna dans sa sphère tourbillonnaire. Vala tendit les bras, cherchant à me retenir ; je m’efforçais de lui prendre la main pour l’entrainer avec moi, mais je ne parvins à saisir que l'air inconsistant.
FIN