La femme qui devint juge des juges

 On raconte qu’il y avait autrefois deux frères dont l’un était riche et ignorant, l’autre pauvre et érudit. Chacun habitait une ville. L’érudit avait un fils qu’il avait parfaitement éduqué et à qui il avait enseigné toutes les connaissances. Il lui dit un jour : -Mon fils, je sens ma fin approcher et je ne t’ai laissé comme bien que des connaissances. Après ma mort, rends-toi auprès de ton oncle ; peut-être te donnera-t-il un peu d’argent.

Le fils attendit la mort de son père pour se rendre dans la ville où habitait son oncle. Il descendit chez lui et l’oncle lui demanda :

-Qui es-tu ?

-Je suis ton neveu. Mon père m’a recommandé avant sa mort de te rendre visite pour que tu m’aides.

Son oncle ne fit dès ce moment plus attention à lui et le fit descendre dans une chambre à l’abandon.

Il avait une très belle fille, connue pour son intelligence et sa sagesse, et les hommes défilaient pour la demander en mariage. Le jeune homme sut que près de 99 prétendants rivalisaient pour obtenir la main de sa cousine .Il prit son courage à deux mains et lui rendit visite. Il se présenta à elle et la demanda en mariage. Mais elle se moqua de lui et le chassa.

Pendant ce temps, le roi avait ordonné à sa fille de donner à manger à ses cent prétendants. Elle tua un mouton et répartit sa viande entre 100 plats en mettant dans le dernier la tête et les pieds du mouton. Elle envoya les plats avec ses femmes et le cousin les suivit en les suppliant de lui donner un plat, mais elles refusèrent. Il continua néanmoins à les suivre et à insister jusqu’à ce qu’elles distribuent tous les plats à l’exception de celui qui contenait la tête et les pieds qu’elles lui donnèrent en lui disant : -Voilà tout ce que tu mérites.

Le cousin prit le plat et attendit une partie de la nuit avant d’aller réveiller sa cousine. Celle-ci fut très surprise de son comportement et le morigéna en lui disant : -Comment oses-tu venir me réveiller à une heure aussi tardive ?

Le jeune homme sourit avec malice et répondit :

-C’est toi qui m’y a invité.

-Qu’est-ce que tu dis ? C’est moi qui t’ai invité ?

-Tu m’as envoyé un plat avec des pieds et une tête. Avec les pieds, tu me fais signe de les utiliser pour te rejoindre. Avec la tête, tu me suggères de te regarder avec ses yeux, de t’écouter avec ses oreilles et de te parler avec sa langue. 

La jeune femme fut émerveillée par l’intelligence de son cousin. Elle décida donc de l’épouser et de rejeter tous les autres prétendants. Elle déclara à son père : -C’est celui-là que je veux. Renvoie tous les autres candidats. Son père les renvoya tous et donna sa fille en mariage à son cousin.

Une année plus tard, le cousin voulut mener sa femme chez les siens. Elle accepta et son père envoya avec elle un contingent de serviteurs et beaucoup de bêtes. Au cours de leur voyage, l’épouse avertit son mari de ne jamais la réveiller avant qu’elle ne se lève d’elle-même. Le cortège fit un jour halte à l’heure de la sieste dans un endroit isolé. Après le repas, la femme s’endormit ; son mari eut envie d’elle et lui tapota l’épaule. Elle sursauta et lui dit : -Que Dieu te préserve de la malédiction de ce réveil ! 

Ils passèrent la nuit sur place et voyagèrent le lendemain. Le collier de la femme se détacha et fut saisi au vol par un oiseau. Le mari s’élança à sa poursuite et continua sa course jusqu’à la mer. La femme alors revêtit les habits de son mari, prit toutes ses affaires, se tourna vers ses gens et leur dit : -Si l’un d’entre vous s’avise de parler de ce qui s’est passé, je l’égorgerai.

Ils continuèrent leur marche pendant des jours et des nuits. Quant au mari, il demeura au bord de l’eau et finit par trouver des pêcheurs. Il prit l’habitude les accompagner, de porter leurs poissons et de les nettoyer. Un jour qu’il était en train de nettoyer un poisson, il trouva un collier dans son ventre. Il finit de nettoyer le poisson et mit le collier dans un sachet. Puis il continua à faire le même travail pour les pêcheurs. A chaque fois qu’il voulait se nourrir, il déposait le collier en gage chez un commerçant qui lui donnait des aliments en échange. Le lendemain, il apportait du poisson pour libérer son gage et ainsi de suite. Un jour, il dit au commerçant : -Je dépose ce collier en gage chez toi et dans une heure je serai de retour.

Il revint le voir l’après-midi et il lui tendit du poisson en lui disant : -Tiens ! Mais le commerçant rétorqua : -Le délai que tu m’as fixé est largement dépassé. Je ne te donne donc plus le collier. L’homme partit sans savoir vraiment où aller.

La femme pour sa part se rendit chez un roi et prétendit qu’elle était qadi [juge]. Pendant ce temps, le mari errait à la recherche d’un juge capable de lui faire restituer son bien. Les gens lui conseillèrent : -Va voir le juge des juges. Lorsqu’il vint la voir, elle lui demanda de laisser le collier et de revenir l’après-midi avec son adversaire. Elle rentra chez elle et dit à ses servantes : -Si un mendiant tape à votre porte, laissez-le entrer, faites-lui prendre une douche, donnez-lui un boubou et nourrissez-le. L’après-midi, elle interrogea le commerçant :

-Comment as-tu obtenu ce collier ? 

-C’est cet homme qui l’a déposé en gage chez moi. Mais il a dit qu’il allait venir à telle heure et n’est pas venu. J’ai donc gardé le collier. 

-Cela ne te donne pas le droit de le garder.

La femme rendit le collier à son propriétaire et, lorsqu’il vint chez elle, elle ordonna à ses garçons de le laver et de lui faire porter des habits neufs. Une fois qu’ils furent installés devant le repas, elle lui demanda de lui parler du collier. Il lui raconta toute son histoire et versa une larme en évoquant sa séparation avec les siens et avec son épouse chérie. Le qadi dévoila alors sa tête et l’homme reconnut son épouse bien aimée. Ils s’enlacèrent pendant longtemps et passèrent une très bonne nuit…

Le lendemain, elle lui dit : -Tu va venir avec moi chez le roi et tu m’aideras par ton intelligence à échapper à sa colère. Le roi fut en effet pris d’une violente colère en apprenant qu’il s’agissait d’une femme et que l’homme était son mari. Il se promit de tuer cette traîtresse de la pire façon qui soit.

Mais elle lui dit : -Ô juste roi ! Donne-moi une chance de te demander pardon. J’ai agi de la sorte pour me prémunir des desseins des hommes et pour rester fidèle à mon mari. 

Le roi admira sa fidélité et son courage et lui laissa la vie sauve. Elle lui dit alors : -Voilà mon mari qui est bien plus érudit et intelligent que moi. 

Le roi organisa une joute entre le mari et les oulémas de la ville, mais il les surpassa de très loin. Le roi le nomma au poste de juge des juges et lui donna beaucoup de biens. La famille vécut depuis lors dans le faste et le bonheur.

 

 

 

[1] Source : Néma (Hodh Chargui).