Dreg dreg

 

 

Tapi sous ses panneaux solaires, le cruiser de l'équipe du maître de français gambadait à une allure vertigineuse à travers l'immense désert. Ses douze roues motrices glissaient horizontalement, laissant de larges cicatrices sur le sable. Tel un violent incendie poussé par le vent, courant à la surface du quartz, il fonçait dans les dépressions, s'élançait sur les hauteurs, puis redescendait. À son passage, le désert se peuplait : les petits lézards fusaient comme des éclairs et les gros plongeaient rapidement, tels des poissons, ou jouaient le mort, pétrifiés. Le fennec habile déployait ses grandes oreilles, puis bondissait pour échapper à l'ennemi. Les gazelles effrayées s'élançaient par bonds rapides, courant à leur vitesse maximale. Le lièvre cendré détalait sans cesser de se retourner à gauche et à droite, pensant être toujours poursuivi et les gerboises, couleur sable, sautillaient sur leurs longues pattes-ressort. Le sirli bi fascié s'éloignait à tire-d'aile, abandonnant sa momie de sauterelle... Mais le bolide surpuissant était si rapide qu'il devançait toute cette faune, dont chaque animal s'agitait pour se sauver soi-même, s'arrêtait ou se précipitait.

 

Le cruiser restait stable, quelle que fût l'inclinaison des pentes traversées, assurant ainsi une sécurité totale pour le matériel embarqué. Souvent, des cordons de dunes vives chevauchaient les grands massifs de sable et les modelés s'atténuaient rarement. Le cruiser les attaquait de front pour garder le cap. Parfois, il empruntait de larges vallées continues et parallèles, couvertes de plaques de végétation. Les trois caméras frontales, ainsi que celle située à l'arrière, fournissaient des vues directes du sol et analysaient en permanence sa configuration. Les systèmes d'alerte à faisceaux lasers permettaient également de contrôler la trajectoire et de modifier les paramètres de vitesse. Les capteurs intégrés aux sièges les adaptaient à chaque nouvelle position des passagers, apportant un confort auquel s'ajoutait celui d'un air purifié maintenu à une douce température. Les systèmes optoélectroniques et les médiums de communication, qui assuraient une navigation sans conducteur, guidaient le cruiser vers sa destination déjà programmée.

 

Au plus fort de la chaleur – alors que le véhicule et son ombre venaient d'achever leur course poursuite – apparurent, au flanc d'une large dune, des toits blancs et coniques, perdus au cœur des solitudes immenses et silencieuses. Le bambin, qui poussait un bourricot rétif vers le campement, vit brusquement l'étrange animal caparaçonné, noyé dans les reflets éblouissants du soleil, qui dévalait à toute vitesse la haute pente croulante. L’enfant amorça un mouvement de fuite, mais déjà le monstre s'était immobilisé devant la tente du chef, plantée au centre, à distance des autres. Le campement résonnait des béguètements et bêlements des chevreaux et des agneaux, des cris d'enfants, des voix qui s'appelaient, du bavardage des femmes pendant qu'elles étendaient en toute hâte des nattes lisses aux couleurs vives et variées, à l'abri de sacs entassés, en disposant çà et là les coussins.

 

Les hommes sortirent pour accueillir les visiteurs par les bénédictions et les longues salutations d'usage :

— Le salut sur vous ! Bienvenue ! Bienvenue ! Entrez donc et que l'accueil ici vous soit large et généreux !

— Pas de mal ?

— Pas de mal, louanges à Dieu !

— J'espère que vous êtes en paix ?

— Grâce à Dieu !

— Et en bonne santé ?

— Grâce à Dieu !

Un chauve au nez busqué, avec une barbe clairsemée sur un visage plissé, tanné par le soleil, cria au visage du maître de français, le suffocant de son haleine fétide :

— As-tu remarqué sur votre chemin un hongre massif à poil ras, marqué d'un croissant, égaré hier ?

— J’espère que vous n'avez rencontré que le bien ! lança un autre.

— Que le bien et la paix !

— Quoi de neuf ?

Visiblement, les visiteurs se prêtaient mal à cette litanie de salamalecs. Une foule méfiante, abasourdie, entourait le cruiser, se bousculant, criant. Sous la tente, les jeunes gens admis à la réception se sont groupés derrière les notables. Les serviteurs et les enfants se tenant à l'entrée, à la limite de l'ombre. On servit le lait caillé coupé d'eau.

— Étanchez bien votre soif ! C'est la grande chaleur aujourd'hui !

 

Un arôme délicieux de thé vert monta sous la tente et bientôt on servit les petits verres remplis de la liqueur chaude, ambrée et parfumée, que les hôtes s'empressèrent de siffler à grand bruit, sans crainte de se brûler. Un adolescent brun-jaunâtre, le boubou crasseux, noué sur la nuque et replié à mi-jambe sur sa culotte froncée, apporta l'aiguière et le lavoir en cuivre. D'une stature moyenne, avec des membres graciles bien proportionnés, les cheveux en grains de poivre, il arborait une moue sur ses lèvres minces, surtout la supérieure, tordant légèrement son nez triangulaire. Sa ceinture- tresse de cuir, en fines lanières multicolores à section ronde, lui arrivait aux chevilles. On servit la viande grillée dans un grand plat, posé au milieu des convives, à même la natte. Le repas n'a pas traîné. Tout a été vite déchiqueté, broyé, sucé, avalé, et les convives repus en sont déjà à racler sur leurs mains la graisse, dont ils se frottent les jambes pour amollir leurs calus de chameliers. On parlait des pâturages qui s'épuisaient, du temps qui n'était pas ce qu'il devrait être et des bêtes égarées… On conversait à voix mesurée, assis à même le sol, les jambes repliées en tailleur ; ou allongés, nonchalamment accoudés sur les coussins, le turban ramassé sous le coude, pour s'abandonner à l'engourdissement d'une demi-sieste bercée par la succession des tournées de thé.

 

Ce fumeur a dénoué la petite cordelière de cuir qui fermait sa tabatière, pour la déplier à plat sur la main gauche. Il en sortit la pipe en os et cuivre gravé pour y passer le cure-pipe avant d'y souffler pour dégager les restes de tabac brûlé. Puis, il écrasa un peu du tabac contenu dans la dernière poche de la tabatière, bourra la pipe, en tassant le tabac à l'aide de l'index droit, sortit l'amadou, le silex et le briquet, préleva un petit morceau sur la boule d'étoupe végétale, le serra entre le pouce et l'index, frotta vivement le briquet sur le silex, provoquant une étincelle qui enflamma l'étoupe. Il plaça l'étoupe dans la pipe à l'aide du bout pointu du briquet, tira sur le kalioun, rejeta cette première bouffée et aspira une seconde, qu'il avala d'un hoquet sec, avant de laisser la fumée blanche purifiée ressortir en colonnes par le nez... L'appel du muezzin résonna, tout proche, et se perdit en échos à la surface des ondes éblouissantes qui couraient entre les tentes. 

 

Quand le soleil desserra un peu son implacable étreinte, livrant l'ombre des tentes à la nonchalance de l'après-midi, le responsable d'ESPOIR s'adressa aux notables présents :

— Je tiens tout d'abord à vous remercier pour votre hospitalité. C'est pour nous un motif de grande satisfaction que de commencer notre campagne cette année par les enfants de votre campement. Le début de notre combat en faveur de la scolarisation des enfants nomades en français remonte à l'année 2000, mais ce n'est que vers la fin des années trente que nous avons initié notre programme ESPOIR FRANÇAIS NOMADE, pour la sauvegarde de la langue française en danger. Le français figurait, depuis plusieurs années déjà, dans l'Atlas UNESCO des langues en danger dans le monde et les enfants ne l'apprenaient plus comme langue maternelle à la maison. Cet ambitieux projet vise à sauvegarder le français, menacé de disparition, dans la mémoire des enfants nomades mauritaniens, loin de la voracité de la langue hégémonique.

 

À la suite du responsable d'ESPOIR, le Directeur régional de la sauvegarde de la langue française rappela les efforts du Gouvernement pour la sauvegarde de cette langue en danger et loua l'intelligence des enfants nomades, qui sont " le meilleur réceptacle pour ce dépôt sacré", avant de donner la parole au représentant de l'UNESCO :

— Je suis venu pour vous transmettre les compliments du Directeur Général, vous qui avez mis ce que vous avez de plus cher, vos propres enfants, au service des idéaux de l'UNESCO. Votre action donne une résonance particulière au travail et à la mission de l'UNESCO. Vous vous êtes engagés et avez généreusement accepté de mettre le talent de vos enfants et leur mémoire au service de la sauvegarde d'une langue en danger, le français, sans lui tenir rigueur de son passé de langue du colonisateur. Par votre participation à la sauvegarde du français, vous apportez une contribution très importante à la diffusion des objectifs de l'UNESCO dans l'un de ses champs de compétence les plus importants : la sauvegarde des langues en danger.

 

« ESPOIR FRANÇAIS NOMADE est affilié au Programme des langues en danger de l'UNESCO, qui le classe parmi les meilleurs exemples de projets de sauvegarde des langues. Il figure dans son Registre des bonnes pratiques de sauvegarde des langues. La perte des langues se fait au détriment du rapport que l'humanité entretient avec la biodiversité, car elles véhiculent de nombreuses connaissances sur la nature et l'univers. La disparition d'une langue aboutit à la disparition de nombreuses formes de patrimoine culturel immatériel, en particulier du précieux héritage que constituent les traditions et les expressions orales – des poèmes et légendes jusqu'aux proverbes et aux plaisanteries – de la communauté qui la parlait.

 

« Les données concernant les langues sont inquiétantes : sur les quelques 6.700 langues qui existaient dans le monde au début du siècle, plus de 6.200 se sont éteintes au cours des trois dernières décennies, 129 sont en situation critique, 142 sérieusement en danger, 132 en danger et 97 vulnérables. Si rien n'est fait, 99 % des langues vont probablement disparaître au cours de ce siècle.»

 

Le maître de français quant à lui fut bref :

— Je vais faire de vos enfants en cette après-midi des artistes, des philosophes, des scientifiques… En un clin d'œil, je leur apprendrai tout le savoir de l'humanité, je les ferai entrer dans la dimension du génial, j'ouvrirai leurs esprits éclairés aux domaines des possibles. Grâce au téléchargement direct et instantané des fichiers "Français" dans leur mémoire, vos enfants n'auront plus besoin d'aller à l'école, enfin ! La salle de téléchargement se trouve dans la cabine centrale, j'y monte tout de suite. Envoyez les enfants un par un.

 

Un premier enfant monta dans le cruiser. Sa tête était rasée, sauf la frange et la crête bouclée. Sur son visage charmant, on pouvait lire le sérieux de ceux qui veulent apprendre, mais surtout une grande peur. Il grelottait. Le portier en images de synthèse sur le petit écran au-dessus de la porte annonça :

— K1- NG- MII ! Mémoire SDRAM DDR. Capacité 75 Mo !

— Mais, espèce de petit portier électronique de mes deux, c'est quoi cette manière d'annoncer les gens ? s'indigna le Narrateur. C'est quand même un enfant, pas un ordinateur !

La pièce à parois métalliques était couverte d'écrans et de miroirs. Le maître de français débarrassa l'enfant des vêtements qu'il portait et lui enfila une combinaison polaire en matière intissée. Il le fit asseoir sous un casque dans lequel il plaça sa tête, l'équipa de stimulateurs auditifs et tactiles et abaissa un écran en face, dans son champ de vision, avant de s'asseoir un peu de biais. Des écrans affichaient des images anatomiques qui permettaient au maître de se localiser dans les différents plans de coupe et de repérer les grandes régions cérébrales (lobe occipital, temporal, frontal, pariétal) ainsi que les principales structures cérébrales (Hémisphères, cervelet, cortex cérébral, substance grise, substance blanche, corps calleux, hippocampe…) et de décrypter les ondes émises par les neurones.

 

Les enregistrements donnaient des informations quasiment synchrones de la réaction du cortex de l'enfant au stimulus. Le maître commandait l'ordinateur par la pensée. Et moi, narrateur omniscient – sachant tout et ne pouvant rien vous cacher, chers lecteurs – je lisais dans ses pensées. L'ordinateur analysait les ondes et les transcrivait en mots ou en images, passait au crible les vibrations neuronales et les signaux du cerveau, mesurait les pensées conscientes, le taux de concentration, mais aussi détectait toutes les expressions du visage, et même les émotions, en temps réel. Le maître pouvait voir le cerveau de son élève penser, fonctionner ou défaillir…

 

Ensuite, le maître supprima entièrement tout ce que contenait la mémoire de l'enfant, en veillant à tout sauvegarder. Il soumettait l'enfant à une réincarnation artificielle par transfert de son esprit numérisé dans l'ordinateur, avant d'effectuer le transfert de l'information numérisée vers le cerveau après son formatage, nécessaire pour pouvoir repartir sur des bases saines. Puis le maître annihila la partie droite du cerveau, liée à la créativité, et stimula la partie gauche, pour augmenter la capacité de la mémoire vive. Il remplaça les bits du cerveau par des bits quantiques, ou qbit. L'avantage du cerveau quantique, c'est sa capacité de prendre un ensemble de valeurs très large et son pouvoir de traiter simultanément plusieurs cultures à la fois. Avec un cerveau quantique de 300 qbit, l'enfant sera capable de gérer environ 1090 informations différentes, soit plus que le nombre d'atomes dans l'univers observable. Il n'aura plus de limites en vitesse d'apprentissage ou en capacité mémoire.

 

Garlie, une fille de 16 ans, fut la dernière à être envoyée au maître de français. Son entrée embauma la cabine d'une agréable odeur de résine brûlée très spéciale. L'incorrigible portier électronique annonça :

— Q1- NF- MX ! Mémoire SDRAM DDR. Capacité 103 Mo.

La nouvelle élève avançait à tout petits pas, en mouvant sa hanche droite et reculant sa hanche gauche, tout en donnant de légères secousses à sa croupe, savamment, mettant en valeur sa stéatopygie de vénus callipyge. Un voile léger agrémenté de motifs géométriques à couleurs multiples, où dominait le noir, s'enroulait autour de son corps plantureux. Le henné avait tissé une fine dentelle sur ses mains et ses pieds, les transformant en riches enluminures savamment ciselées. Elle frottait inlassablement ses dents avec un bâtonnet. Le maître porta le bout de sa langue sur les dents de la mâchoire inférieure, mit ses lèvres en forme de cœur et souffla un long sifflet d'admiration.

— Fais gaffe, maître de français lubrique ! Ceci peut te valoir un procès pour harcèlement sexuel sur mineure ! prévint le Narrateur, scandalisé par un tel laisser-aller.

Pendant que le maître l'aidait à enfiler la combinaison, le voile glissa sur les épaules de Garlie, révélant la cascade de ses cheveux nattés parsemés de perles et le collier en cornaline sur sa poitrine nue. Elle enveloppa le maître d'un regard profond et, d'un geste vorace de ses petites mains souples et expressives chargées de bagues et de bracelets, réajusta l'enroulement du voile, le serrant étroitement autour de son visage couleur de datte mûre. « On peut dire qu'elle a réussi à se faire belle pour l'occasion. » Pensa le maître.

— Oh non ! Détrompe-toi mooossieur ! Apostropha le Narrateur, reprenant son personnage, pour ne pas laisser berner le lecteur.

Si Garlie est si en beauté, chers lecteurs, ce n'est certainement pas pour la leçon de français, mais c'est parce que le mariage de sa cousine Maïmouna a été célébré juste hier. Ces derniers temps, Maïmouna avait réussi à grossir. Elle n'engraissait pas, elle gonflait littéralement. Les hommes du campement n'avaient plus d'yeux que pour elle, délaissant Garlie qui était pourtant beaucoup plus belle, mais avait le défaut d'être moins grosse. Pourtant sa mère avait tout essayé pour l'engraisser : pendant des mois, elle lui mettait le zayar au pied et la gavait. Elle lui servait au petit déjeuner des boulettes de bosse de chameau, arrosées d'une calebasse remplie de lait. Au déjeuner, elle la gorgeait de pain sec écrasé avec des arachides et de la bouillie, accompagnés encore de lait. Elle devait ensuite boire une calebasse remplie de lait caillé. Au dîner, elle lui donnait de la semoule mélangée avec du lait toujours, après laquelle elle devait ingurgiter encore et toujours six à sept litres de lait. Et au milieu de la nuit, elle la réveillait pour boire encore quelques autres litres.

 

Des fois, incapable d’avaler, Garlie restait la bouche trempée dans la lourde calebasse remplie de lait, qu’elle avait de la peine à tenir entre les mains, mais dont elle ne pouvait pas se débarrasser sous le regard sévère de sa mère qui lui tenait le pied entre les menottes du zayar, qui pouvait se refermer à chaque instant. Pour éviter cette torture, elle faisait semblant de boire le lait, mais en réalité ne faisait qu'y tremper sa bouche. Mais à chaque fois elle sentait son pied broyé entre les mâchoires du zayar et éprouvait une douleur atroce, comme une bête sauvage prise dans un piège cruel. "Alors Garlie ! Tu penses donc pouvoir me berner ? Vas-tu me faire passer une nuit blanche parce que tu refuses de boire ton lait !" criait sa mère en serrant encore plus. Elle étouffait un cri et faillait lâcher la calebasse. Le lait dégoulinait de sa bouche et de son menton sur sa gorge et sur sa poitrine, faisant des traînées blanches sur son voile de guinée. "Je t'en supplie, maman, laisse-moi respirer un peu, rien qu'un petit moment, tu sais bien que j'en suis à ma septième calebasse. Je sens que je vais vomir si je continue à boire". "Bois donc et tais-toi ! Tant pis si tu vomis !", disait la mère d'un ton sans réplique, en lui pinçant douloureusement la cuisse. Alors Garlie replongeait sa bouche ouverte dans le lait et s'efforçait d'en avaler un maximum, espérant sentir l'étau se desserrer sur ton pied.

 

Hier, Garlie était venue trouver sa cousine en pleurant :

— Maïmouna, je t'en supplie ! Ne me laisse pas user la natte de la tente de mes parents jusqu'à devenir vieille fille ! Aie pitié de moi, révèle-moi ton secret !

— Ma pauvre chérie, tu sais bien que le proverbe dit : " la femme occupe dans le cœur de l'homme l'espace qu'elle occupe dans son lit. " Si tu veux grossir rapidement comme moi, prends Dreg dreg…

— Dreg dreg ?

— Oui, Dreg dreg, la pilule pour grossir. On l'a nommée ainsi à cause du rythme cardiaque des hommes qui s'accélère lorsqu'ils sont en présence de la femme qui la prend.

— Cousine ! Peux-tu m'en donner ?

— Non, malheureusement ! Je viens de terminer la seule boite que j'avais.

— Donne-la-moi, mon père me ramènera une pareille quand il partira à Atar.

Ne sachant pas lire, Garlie s'était contentée d'observer longuement la boite vide du remède miracle. Les gros motifs en noir, en évidence sur la boite, dominaient des pictogrammes de couleur jaune, orange et rouge. Un cadre rouge était tracé en évidence sous les pictogrammes. De multiples autres tracés figuraient sur toute la surface. Elle finit par enfermer la boite dans son coffret à bijoux.

 

 

 

Quand enfin Garlie sortit de la cabine, l'heure de son cerveau quantique indiquait 00H15. Tout le campement et ses environs étaient inondés par la lumière crue des projecteurs du cruiser, comme si mille soleils s'étaient levés en cette nuit. Les bêtes ne tenaient pas en place et mugissaient peureusement. Les chameaux repliaient leurs oreilles et regardaient avec leurs gros yeux luisants, effarés.

 

Après cette restructuration psychique, Garlie s'est retrouvée aimer la langue française, qu'elle associait pourtant au colonisateur, le pire ennemi. Mais ce qui la turlupinait plus que toute autre chose, c'était ce petit bonhomme, affublé d'une redingote et d'un béret, tenant une sempiternelle baguette de pain sous le bras et un litre de rouge dans la main, qui trottinait dans son cerveau. Toute la culture française, vivante et morte – comme le chat à la fois mort et vivant de la physique quantique – est venue s'aligner dans son cerveau, sur une même ligne bien droite. Tout le savoir en français est venu s'entasser dans une sorte de petit hublot circulaire et transparent, situé juste en face d'elle, simple évidence où sont venues s'accumuler toutes les connaissances. Le passé, le présent et le futur sont venus se fondre dans un même instant. Le formatage a jeté sa lumière implacable dans tous les recoins de sa conscience, mettant à nu tous les savoirs. Garlie découvrait brusquement le sens de chaque mot, de chaque domaine de la connaissance. Plus rien ne lui échappait des êtres et des choses. Elle désirait désormais des territoires étranges et avait la capacité de voir ce qui, justement, n'était pas visible.  Mais, sous l'effet de tous ces téléchargements dans son cerveau, elle ne retrouvait plus son moi. Sa conscience était devenue un véritable champ de bataille où les esprits s'affrontaient pour en prendre possession. Elle ne savait plus où donner de la tête. Schizophrénie, la cohabitation entre cultures n'était pas encore au point !

 

Sous la tente de ses parents, la lumière crue n'avait épargné aucun recoin. Impossible de se changer. Elle se débarrassa de ses bijoux et ouvrit son coffret pour les ranger. Et, oh surprise ! Ce que Maïmouna appelle "Dreg dreg" c'est de l'Acétate de mélengestrol, une hormone qu'on ajoute aux rations pour génisses d'engraissement, afin de supprimer le cycle œstral et d'améliorer l'indice de conversion et le taux de gain. La notice sur la boite précisait qu'on ne devait pas l'utiliser dans les rations pour animaux reproducteurs. L'utilisation de ce produit vétérinaire par les êtres humains provoque des maladies cardio-vasculaires, l'insuffisance rénale, l'arthrose, l'apnée du sommeil, le diabète, l'hypertension artérielle, les hémorragies et entraîne finalement la mort. « Pauvre Maïmouna ! Si seulement elle savait lire ! »